Thursday, May 31, 2007

La traduction du Coran

« La lecture du Coran peut très certainement "ouvrir" beaucoup de choses, mais, bien entendu, à la condition d'être faite dans le texte arabe et non pas dans des traductions. Pour cela et aussi pour certains écrits ésotériques, il s'agit de quelque chose qui n'a aucun rapport avec la connaissance extérieure et grammaticale de la langue: on me citait encore l'autre jour le cas d'un Turc qui comprenait admirablement Mohyiddin Ibn' Arabi, alors que de sa vie il n'a été capable d'apprendre convenablement l'arabe même courant: par contre, je connais des professeurs d'El Azhar (le Caire) qui ne peuvent en comprendre une seule phrase! [...] »

René Guénon, lettre envoyée au Caire le 26 juin 1937

Á lire également sur:

La Tribune, « Pensée contemporaine de l'Islam », Lettres inédites de René Guénon, Rubrique "Débats et opinions", N°527 du 21/12/2006, p.56

M. Maghout: le poète de la postériorité

Mohamed Maghout, qui ne sait sans doute pas pourquoi sa poésie demeure vive

Hassan Daoud


Lorsque je l’ai rencontré pour la deuxième fois dans un café de Damas, il avait encore ce tatouage sur la main: il ne l’avait pas quitté. L’endroit du tatouage était étrange: le dos de la main. Le motif qu’il représentait était ancien, trop ancien pour un homme qui était alors au début de la quarantaine. Chez nous, dans mon village, les tatouages n’étaient visibles que sur le visage des vieilles femmes, celles qui avaient l’âge de nos grands-mères. Le tatouage s’est imprégné dans mon souvenir dès notre première rencontre car il m’a semblé paradoxal. C’est comme si l’homme que j’avais en face de moi fut de la génération précédente.


Et pourtant il s'agissait bien du poète Mohamed Maghout, celui dont nous ne nous contentions pas de lire les poésies; nous les apprenions par cœur et les récitions dans nos promenades nocturnes qu’il nous plaisait d’appeler «vagabondages». C’est dire à quel point c’était le poète de notre époque ; celle que nous traversions en laissant derrière nous les précédentes dont nous pensions qu’elles étaient défraîchies, révolues.

Avec sa poésie, Mohamed Maghout nous aidait à avancer vers cette nouveauté, que nous appelions «modernité», lui qui m’a semblé à la première rencontre beaucoup plus proche de son propre passé que de notre présent. Lorsque nous avons commencé à parler avec lui, les mots semblaient, eux aussi, nous devancer. Il ne savait pas comment qualifier sa modernité ni ne lui trouvait de formulation en termes critiques ou théoriques. Dans l’entretien discontinu réalisé avec lui par mes confrères Youssef Bazzi et Yahia Jaber, Maghout a donné l'impression qu'il refusait toute approche critique de sa poésie, ou une quelconque conviction poétique. Il est allé jusqu'a déclarer qu’il avait parlé d’Adonis, dans les termes que l’on sait, après que ses échansons lui ont fait boire du whisky jusqu’à l’ivresse. On raconte aussi comment dans les cercles de discussions qui se tenaient entre les membres du groupe Chi’r, il se dirigeait vers le réfrigérateur que Youssef al-Kahl avait immanquablement rempli de boissons inconnues pour Maghout.

Ainsi n'aimait-il pas théoriser autour de sa poésie. Il en était incapable. Cela explique peut-être pourquoi, lors de ma deuxième rencontre avec lui dans ce café damascène, il s'est tu à ma première question que je n’avais sans doute pas su formuler, ni présenter. Toujours est-il qu'au cours des rencontres que j’ai eues avec lui, il avait l’air de poursuivre un entretien déjà entamé avec de précédents interlocuteurs.

D'ailleurs, il n’était pas de ceux qu’on rencontrait sans connaissance préalable et à qui on pouvait poser la première question le stylo à la main, prêt à enregistrer. Car ce qu’il disait ne pouvait être maîtrisé. Il était incapable de tenir un métalangage, celui auquel ont habituellement recours les autres poètes pour affirmer qu’ils savent parfaitement où va leur poésie, de façon à s'en persuader eux-mêmes. Ou bien lui, Mohamed Maghout, n’avait pas cette faculté. Le plus important, c’est qu’il le savait. C’est pourquoi il n’a pas cherché à se demander d’où lui venait la poésie. Il n’a pas commis cette faute qui fut fatale au romancier américain Scott Fitzgerald qui, voulant savoir d’où lui venait son talent, se mit à l’interroger comme le ferait un papillon qui se demanderait d’où lui vient l’aptitude au vol et qui toucherait la poussière de ses ailes en en faisant tomber à chaque fois des particules (comme le dit Hemingway de Fitzgerald).


En outre, nous, ses lecteurs, nous n’avons pas réussi à nous substituer à lui en cela. Nous avons laissé la «théorie» de sa poésie dans sa poésie même en épargnant ainsi à celle-ci d’être captive de son époque. Le lecteur de la poésie feuillette les poètes comme on parcourt le temps parce que, comme les poètes, il passe son temps à chercher le métalangage, le renouvelant, le suscitant ou le reniant.

Ils n’ont pas fait long feu ces poètes qui, jalonnant l’instant de dépassement qu’ils ont accompli, ne savaient pas que leur postérité les y maintiendrait. Mohamed Maghout a pu échapper à la négligence de ceux qui l’apprennent par cœur. Plus de trente ans après, nous pensons être dans la poésie lorsque nous nous récitons: «Que faire des années moutonnant devant mes yeux/ telle la mer devant le cygne?». Nous nous trouvons encore debout, dans la posture du cygne, devant ces années éprouvantes vers lesquelles, à peine arrêtés, nous rechignons à faire le premier pas.

Nous n’avons pas non plus imputé les poèmes de La joie n'est pas mon métier(1) à une candeur antérieure après laquelle nous avons pu être. Mieux encore, outre la poésie qu’il y a dans ses quatre ouvrages, nous pouvons encore, dans nos soirées, faire rire les autres en reprenant ce qu’il avait écrit voilà un quart de siècle dans une pièce de théâtre pour Doureyd Laham: «grâce au nouveau plan, nous pourrons soigner et éduquer 10 tonnes d’enfants». Nous pouvons même en rire encore, comme nous avons ri de ce rire maghoutien – cela s’entend – au théâtre de Damas. Des mots pareils, il y en a dans ce qu’on rapporte de lui, ou dans ce qu’on en a transcrit (comme ceux que Youssef Bazzi et Yahia Jaber ont rapportés dans leur entretien avec lui). Tout se passe comme si sa poésie et ce qu’il n’appelle pas poésie, procédait d’un même don qui fait que son image est en consonance avec cette poétique qui interpelle le monde, se moque de lui et le conteste. Sa poésie même était dans sa personne et nous nous apprêtions à écouter cette poésie chaque fois que quelqu’un venait nous dire qu’il l’avait rencontré en Syrie. Même Badir Chaker Sayyeb semble plus proche de ses anciens lecteurs que des nouveaux. Lors d’une lecture poétique à Beyrouth, il m’a semblé que l’adhésion des jeunes poètes à la poésie de Seyyeb était discutable. Peut-être même que cela ne servirait à rien d’en parler. Ils aiment Maghout qui a échappé aux changements de goûts et d’époques. Peut-être trouvent-ils chez lui une prémonition de l’abattement dans lequel nous sommes tombés et qui nous caractérise encore. Cet abattement, il n’a pas fait que l’annoncer, il a aussi laissé entendre que l’expression d’une chose ne libère pas l’amertume et l’ironie qui lui sont inhérentes. Maghout n’a pas fait qu’échapper aux modes, il est de génération en génération encore plus proche, encore plus présent. Dans les années soixante-dix, nous reprenions dans nos «vagabondages» des extraits de sa poésie mais, pour une raison ou pour une autre, nous considérions que sa singularité le mettait hors du commun.

A l’heure de son départ, Mohamed Maghout semble plus présent, plus éternel qu’il ne l’était dans les années soixante-dix. Cela est en soi une nouveauté dans une culture née à une époque ne présentant aucune aptitude à garder le souvenir de ce qui s’y produit.


1)-Ce recueil est publié en français aux éditions de La Différence dans la prestigieuse collection Orphée que dirigeait Claude Michel Cluny. Maghout a été traduit par Laâbi. 1994.


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Le poète d'Orient

«Lointaine est mon enfance
Et lointain est mon âge adulte
Ma patrie est lointaine et mon exil est lointain
O touriste donne-moi tes jumelles
Puissé-je entrevoir une main ou un mouchoir me faisant signe
Prends-moi en photo alors que je pleure ou que je traîne mes loques devant les hôtels
Et note au verso de la photo : poète d’Orient.»

Mohammed Maghout,
Poète syrien

Wednesday, May 30, 2007

El tiempo

“No es el tiempo lo que se nos da, sino el instante. Con un instante dado, a nosotros nos corresponde hacer el tiempo”


Georges Poulet

Crítico literario belga en lengua francesa

Monday, May 28, 2007

Unité linguistique et balkanisation

"والأصل في الأمر أنّ ما يوحّد بين أفراد قوم هو بالتحديد ما يتميّزون به عن الآخرين، فإذا ما ظهرت داخل نفس القوم (كذا) فوارق لغوية واصطلاحية، وإذا ما سار بها التاريخ إلى الترسّخ سياسياً واجتماعياً، فمعنى ذلك، أنّ القوم صائرون إلى التجزئة لا محالة"


--- الأستاذ عمّار بن يوسف في بحثه "توحيد المصطلح القانوني والمالي في البلاد العربية"

Sunday, May 27, 2007

On Darfur

Where anti-Arab prejudice and oil make the difference


The contrast in western attitudes to Darfur and Congo shows how illiberal our concept of intervention really is.

Roger Howard
The Guardian

In a remote corner of Africa, millions of civilians have been slaughtered in a conflict fuelled by an almost genocidal ferocity that has no end in sight. Victims have been targeted because of their ethnicity and entire ethnic groups destroyed - but the outside world has turned its back, doing little to save people from the wrath of the various government and rebel militias.
You could be forgiven for thinking that this is a depiction of the Sudanese province of Darfur, racked by four years of bitter fighting. But it describes the Democratic Republic of Congo, which has received a fraction of the media attention devoted to Darfur.

The UN estimates that 3 million to 4 million Congolese have been killed, compared with the estimated 200,000 civilian deaths in Darfur. A peace deal agreed in December 2002 has never been adhered to, and atrocities have been particularly well documented in the province of Kivu - carried out by paramilitary organisations with strong governmental links. In the last month alone, thousands of civilians have been killed in heavy fighting between rebel and government forces vying for control of an area north of Goma, and the UN reckons that another 50,000 have been made refugees.

How curious, then, that so much more attention has been focused on Darfur than Congo. There are no pressure groups of any note that draw attention to the Congolese situation. In the media there is barely a word. The politicians are silent. Yet if ever there were a case for the outside world to intervene on humanitarian grounds alone - "liberal interventionism" - then surely this is it.

The key difference between the two situations lies in the racial and ethnic composition of the perceived victims and perpetrators. In Congo, black Africans are killing other black Africans in a way that is difficult for outsiders to identify with. The turmoil there can in that sense be regarded as a narrowly African affair.

In Darfur the fighting is portrayed as a war between black Africans, rightly or wrongly regarded as the victims, and "Arabs", widely regarded as the perpetrators of the killings. In practice these neat racial categories are highly indistinct, but it is through such a prism that the conflict is generally viewed.

It is not hard to imagine why some in the west have found this perception so alluring, for there are numerous people who want to portray "the Arabs" in these terms. In the United States and elsewhere those who have spearheaded the case for foreign intervention in Darfur are largely the people who regard the Arabs as the root cause of the Israel-Palestine dispute. From this viewpoint, the events in Darfur form just one part of a much wider picture of Arab malice and cruelty.

Nor is it any coincidence that the moral frenzy about intervention in Sudan has coincided with the growing military debacle in Iraq - for as allied casualties in Iraq have mounted, so has indignation about the situation in Darfur. It is always easier for a losing side to demonise an enemy than to blame itself for a glaring military defeat, and the Darfur situation therefore offers some people a certain sense of catharsis.

Humanitarian concern among policymakers in Washington is ultimately self-interested
. The United States is willing to impose new sanctions on the Sudan government if the latter refuses to accept a United Nations peacekeeping force, but it is no coincidence that Sudan, unlike Congo, has oil - lots of it - and strong links with China, a country the US regards as a strategic rival in the struggle for Africa's natural resources; only last week Amnesty International reported that Beijing has illicitly supplied Khartoum with large quantities of arms.

Nor has the bloodshed in Congo ever struck the same powerful chord as recent events in Somalia, where a new round of bitter fighting has recently erupted. At the end of last year the US backed an Ethiopian invasion of Somalia to topple an Islamic regime that the White House perceived as a possible sponsor of anti-American "terrorists".

The contrasting perceptions of events in Congo and Sudan are ultimately both cause and effect of particular prejudices. Those who argue for liberal intervention, to impose "rights, freedom and democracy", ultimately speak only of their own interests. To view their role in such altruistic terms always leaves them open to well-founded accusations of double standards that damage the international standing of the intervening power and play into the hands of its enemies.

By seeing foreign conflicts through the prism of their own prejudices, interventionists also convince themselves that others see the world in the same terms. This allows them to obscure uncomfortable truths, such as the nationalist resentment that their interference can provoke. This was the case with the Washington hawks who once assured us that the Iraqi people would be "dancing on the rooftops" to welcome the US invasion force that would be bringing everyone "freedom".

Highly seductive though the rhetoric of liberal interventionism may be, it is always towards hubris and disaster that it leads its willing partners.


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Saturday, May 26, 2007

Palestine : occupation et santé mentale

Palestine : occupation et santé mentale

Beaucoup d’enfants palestiniens sont confrontés à une violence quotidienne depuis leur naissance. Pour eux, le bruit d’un bombardement est plus familier que le chant des oiseaux.



Ahmad, un homme âgé 46 ans et habitant Ramallah, se portait bien jusqu’à sa dernière détention. Mais cette fois-ci il n’a pas pu supporter sa longue incarcération dans une cellule minuscule, en état de privation visuelle et auditive complète. D’abord, il a perdu la notion du temps. Puis il est devenu hyper-attentif au mouvement de ses intestins, puis il s’est mis à imaginer qu’il était « artificiellement fait » à l’intérieur de son corps. Plus tard, il a commencé à avoir des pensées paranoïaques, entendant des voix et voyant d’autres personnes dans sa cellule. Aujourd’hui, Ahmad n’est plus en détention, mais il reste toujours emprisonné par l’idée que chacun l’espionne.

Fatima a acheté des médicaments pendant plusieurs années à la fois pour de graves maux de tête, des maux d’estomac, des douleurs générales et divers problèmes dermatologiques. Il n’y avait aucune évidence d’une cause organique. Pour finir, Fatima s’est présentée à notre clinique psychiatrique et raconta comment tous ses symptômes avaient commencé après qu’elle ait vu le crâne de son fils assassiné, ouvert sur les marches des escaliers de sa maison lors d’une invasion israélienne de son village de Beit Rima le 24 octobre 2001.

Tels sont les cas que je découvre dans ma clinique. Les évènements traumatiques de la guerre ont toujours été une source importante de dommages psychologiques.

En Palestine il faut comprendre le genre de guerre dont il s’agit afin de pouvoir évaluer l’impact psychologique sur cette population vivant sous une longue occupation. La guerre est chronique et recouvre la vie d’au moins deux générations. Elle met en scène un Etat ethniquement, religieusement et culturellement étranger contre une population civile sans Etat.

En plus de l’oppression et de l’exploitation quotidiennes, cette guerre implique des opérations militaires périodiques de basse intensité. Celles-ci provoquent des réponses occasionnelles des factions palestiniennes ou de simples individus. La vaste majorité des personnes ne sont jamais consultées au sujet de telles actions. Leur avis n’importe absolument pas, alors que ce sont ces personnes qui doivent supporter les frappes préventives israéliennes ou les punitions collectives vengeresses.

Déplacements


Les facteurs démographiques compliquent le tableau. Ceux qui vivent dans les Territoires Occupés ne représentent qu’un tiers des Palestiniens ; le reste d’entre eux est dispersé en Diaspora dans toute la région, beaucoup étant dans des camps de réfugiés. Presque chaque famille palestinienne a vécu des expériences de déplacements ou une séparation terriblement douloureuse. Même à l’intérieur de la Palestine, les gens sont des réfugiés expulsés en 1948 pour vivre dans des camps. Le déplacement massif de 70% de ces personnes et la destruction de plus de 400 de leurs villages est appelé « Nakba » [catastrophe] par les Palestiniens.

Ceci reste un traumatisme psychologique passant d’une génération à l’autre et faisant l’effet d’une plaie dans la mémoire collective palestinienne. Très souvent, vous rencontrerez de jeunes Palestiniens qui se présentent comme originaires de villes et de villages dont leurs grand-pères ont été chassés. Ces endroits ne sont souvent plus représentés sur les cartes, totalement rasés ou aujourd’hui peuplés d’Israéliens.

Les Palestiniens perçoivent la guerre menée par Israël contre eux comme un génocide national, et pour lui résister ils donnent le jour à beaucoup d’enfants. Le taux de fécondité parmi les Palestiniens est de 5.8 - le plus haut dans la région. Ceci a pour conséquence une population très jeune (53% des individus ont moins de 17 ans) - une majorité vulnérable à une étape cruciale de son développement physique et mental.

L’enfermement géographique des Palestiniens dans des zones très restreintes, avec le mur de séparation et un système de checkpoints, encourage des mariages consanguins qui font se développer une prédisposition génétique à la maladie mentale. Le cloisonnement entre les amis et les voisins a également un effet débilitant sur la cohésion de la société palestinienne.

Mais, c’est avant tout l’environnement violent dans lequel vivent la plupart d’entre eux qui mine la santé mentale des Palestiniens. La densité de population, particulièrement dans Gaza - avec 3 823 personnes par kilomètre carré - est très élevée. Les très hauts niveaux atteints par la pauvreté et le chômage - 67% et 40% respectivement - minent l’espoir et déforment la personnalité. La guerre nous a laissé avec une communauté énorme de prisonniers et d’ex-prisonniers, estimée à 650 000, soit environ 20% de la population. Les handicapés et mutilés en composent 6%.

De récentes enquêtes ont révélé un niveau inquiétant d’anémie et de malnutrition, particulièrement parmi les jeunes et les femmes. L’hostilité émotive intense provoquée par notre contact quotidien avec les soldats israéliens sur les seuils de nos maisons est un facteur constant de stress. Beaucoup d’enfants palestiniens sont confrontés à une violence quotidienne depuis leur naissance. Pour eux, le bruit d’un bombardement est plus familier que le chant des oiseaux.

Cécité soudaine


Pendant mes stages de formation médicale dans plusieurs hôpitaux et cliniques de Palestine, j’ai vu des hommes se plaindre de douleurs chroniques imprécises après qu’ils aient perdu leur emploi dans des secteurs israéliens, des enfants emmenés en consultation pour avoir mouillé leur lit à plusieurs reprises après une nuit horrifiante de bombardement. J’ai encore en tête le souvenir trop présent d’une femme emmenée à la salle des urgences et souffrant de cécité soudaine après qu’elle ait vu son enfant assassiné par une balle entrée dans un oeil puis ressortie derrière la tête.

En Palestine, de tels cas ne sont pas enregistrés comme dommages de guerre et ne sont pas traités correctement. C’est le fait de le comprendre qui m’a poussée à me spécialiser en psychiatrie. C’est un des champs médicaux les plus sous-développés en Palestine. Pour a une population de 3,8 millions d’individus, nous avons 15 psychiatres et sommes à court d’effectifs avec les infirmières, les psychologues et les assistantes sociales. Nous disposons d’environ 3% du personnel dont nous avons besoin. Nous avons deux hôpitaux psychiatriques à Bethlehem et Gaza, mais y accéder est difficile en raison des checkpoints. Il y a sept cliniques s’occupant de santé mentale.

Dans les pays en voie de développement comme la Palestine occupée, la psychiatrie est la profession médicale la plus montrée du doigt et la moins soutenue financièrement. Les psychiatres travaillent avec des patients désespérément malades et aux yeux de leurs communautés ils sont loin de disposer de l’aura qui entoure d’autres spécialités médicales. Par conséquent, les médecins compétents et doués se spécialisent rarement en psychiatrie.

Je trouve que la psychiatrie est une profession humanisante et qui donne de la dignité - et le moins important n’est pas qu’elle m’aide personnellement à faire face à toutes les violence et déceptions qui m’entourent. Je me déplace de Ramallah à Jéricho pour consulter les patients en psychiatrie. En une seule journée je vois entre 40 et 60 patients, soit 10 fois le nombre que j’avais l’habitude de consulter pendant ma formation dans les hôpitaux parisiens.

J’observe le comportement désordonné de mes patients, j’écoute leurs histoires accablantes et leur répond avec les quelques moyens que j’ai : quelques paroles pour rassembler leurs idées réduites en fragments, quelques pilules qui pourraient les aider à organiser leur pensée, à arrêter leurs illusions et hallucinations, ou leur permettre de dormir ou faire que leur angoisse diminue. Mais les entretiens et les pilules ne ramèneront jamais un enfant tué à ses parents, un père emprisonné à ses enfants, ou ne remettront pas debout une maison démolie.

La vraie solution pour la santé mentale en Palestine est aux mains des politiciens, pas des psychiatres. Donc, jusqu’à ce que les politiques fassent leur travail, nous, dans les professions médicales, continuerons à traiter les symptômes et à pratiquer des thérapies palliatives - et à sensibiliser le monde à ce qui se passe en Palestine.

Résistance


De nos jours, les Palestiniens sont mis sous pression pour capituler une fois pour toutes en même temps qu’il leur est demandé « de reconnaitre » Israël. Nous sommes invités à accepter, à bénir et à nous réconcilier avec la violation israélienne de notre vie. Par lui-même, le fait que notre patrie soit occupée ne signifie pas que nous ne sommes pas libres. Nous rejetons l’occupation dans nos esprits, autant que nous pouvions le faire, et nous apprenons comment vivre malgré l’occupation, plutôt que nous ajuster sur elle. Mais, si nous reconnaissons Israël, nous serons alors mentalement sous occupation - et cela, je le revendique, est incompatible avec notre bien-être en tant qu’individus et nation. La résistance à l’occupation et la solidarité nationale sont très importantes pour notre santé psychologique. Les appliquer peut être un exercice salutaire contre la dépression et le désespoir.

Israël a créé des faits terribles sur le terrain. Ce qui reste pour nous de la Palestine est une pensée, une idée qui devient une conviction de notre droit à une vie libre et à une patrie. Exiger des Palestiniens qu’ils « reconnaissent » Israël, c’est nous inviter à abandonner cette pensée, à renoncer à tout que nous avons et à tout ce que nous sommes. Ceci ne ferait que nous enfoncer encore plus profondément dans une dépression collective et permanente.

Après plusieurs années à Paris, je suis revenue vers un peuple Palestinien fatigué et affamé, déchiré par des conflits internes comme par le mur de séparation. Les Palestiniens sont particulièrement démoralisés par le combat fratricide dans les rues de Gaza, mais orchestré de l’extérieur afin de casser les résultats des élections démocratiques de l’année dernière. Ceux qui ont empêché l’argent d’arriver en Palestine nous envoient par contre des pistolets à la place de pain. Ils encouragent des gens psychologiquement et moralement appauvris à tuer leurs voisins, cousins et ex-camarades d’école. Même si les factions trouvent un accord, la société palestinienne se retrouvera avec un sérieux problème de volonté de revanche entre les familles.

Nous surmonterons les difficultés


Il est difficile de ne pas se demander si l’acharnement israélien à l’encontre des Palestiniens n’est pas délibéré pour créer une génération traumatisée, passive, en pleine confusion et incapable de résistance. J’en connais suffisamment au sujet de l’oppression pour diagnostiquer les blessures qui ne saignent pas et pour reconnaître les signaux d’alarme d’une déformation psychologique. Je m’inquiète d’une communauté forcée d’extraire sa vie à partir de la mort et la paix par la guerre.

Je m’inquiète des jeunes qui vivent toute leur vie dans des conditions inhumaines et des bébés qui ouvrent leurs yeux à un monde de sang et d’armes à feu. Je suis préoccupée par l’inévitable engourdissement généré par l’exposition chronique à la violence. Je crains également l’esprit de vengeance - le désir instinctif de perpétuer sur vos oppresseurs les maux qu’ils ont commis contre vous-même.

Nous connaissons une situation d’urgence sur le plan de notre santé mentale. Des services urgents sont nécessaires aux personnes qui ont souffert de crises, de sorte qu’ils puissent reconstituer leur capacité de récupérer et de faire face. Ceci est crucial pour qu’ils ne se brisent pas lorsque la paix finira par venir comme cela se produit tellement souvent en période d’après-guerre. Il ne s’agit pas seulement d’un nombre restreint d’individus malades mais c’est une société toute entière qui est blessée et qui a besoin de soins.

Notre traumatisme est chronique et grave, mais en reconnaissant notre douleur et en la traitant avec foi et compassion, nous surmonterons.


* Le docteur Samah Jabr est médecin psychiatre en Palestine occupée

Mai 2007 - The New Internationalist
Traduction : [Claude Zurbach - Info.palestine.net]


Source

Ode à Fès

« Je te regarde de la colline, de la terrasse de l’hôtel des Mérinides, d’où tu parais à la fois proche et lointaine, une ruche sans bourdonnements, alors qu’en moi les mots résonnent et dialoguent pour tisser tes pages dont la lecture me fait profondément vibrer. La machine à fabriquer les rêves s’est arrêtée. Elle est en panne d’inspiration depuis qu’elle a inventé ton image et celle des gens, au cœur de ton espace, dans tes ruelles enchevêtrées. Il n’y a plus de rêve après toi, même si je pressens, en un éclair, qu’il m’est possible d’improviser ce rêve, dans et à travers toi. Tous les personnages ont jailli de tes entrailles et ont vécu sous ton ciel. Mais d’autres vies, inédites, peuvent encore être inventées dans tes ruelles, tes maisons, tes marchés et tes mosquées. Tout le temps s’est égrené à travers ton éternité et il n’y a plus place pour la surprise et l’étonnement. Pourtant, tous ceux qui te pénètrent sont poussés par l’espoir d’y prolonger le temps-illusion. »

BERRADA, Mohammed, in « Le jeu de l’oubli, Éd. Eddif, Collection Rives Sud, Casablanca, 2006, p.143

Musharraf: un président contesté

Des milliers de Pakistanais manifestent dans plusieurs villes du pays en vue de dénoncer le régime du président Pervez Moucharraf, titulaire de pouvoirs jugés « excessifs ».

Les manifestants ont brûlé des effigies du chef d’État dans plusieurs villes, tandis qu’un rassemblement des avocats et militants des droits de l’homme à Lahore a scandé son soutien à Iftikhar Mohammad Chaudhry, chef de la Cour suprême du pays limogé en Mars par le président Musharraf.

L’opposition estime que l’éviction du premier magistrat représentait « une manœuvre politique » à l’approche des élections législatives. En marge de cette échéance électorale, il est possible qu’un débat ait lieu sur le double statut de Pervez Musharraf en tant que président et chef des armées du Pakistan.

Avant son déplacement à Karachi cette semaine, M. Moucharraf a accusé l’opposition de vouloir « entretenir la division entre les communautés pakistanaises », accusation vite démentie par Human Rights Watch qui met en cause le gouvernement pour la durée du conflit.

N’étant pas forcément pro-occidentale, l’opposition pakistanaise ne pourra pas compter sur le même soutien reçu par ses homologues en Géorgie ou en Ukraine, et ce au nom de la démocratie… sélective.

J. A.

L’économie mise à mal par la corruption judiciaire


La corruption qui peut sévir dans les milieux judiciaires est un obstacle au développement et un vecteur d’instabilité, dénonce le rapport 2007 de l’organisation internationale Amnesty.

Amnesty, qui s’attaque à la corruption dans tous les domaines du secteur public, estime qu’une justice corrompue « freine la capacité des Etats à lutter contre le crime et le terrorisme, ralentit le commerce et la croissance économique et refuse aux citoyens un règlement impartial de leurs contentieux avec des voisins ou avec les autorités. »

Toujours selon Amnesty, cette corruption « encourage l’impunité, empêche l’établissement d’un État de droit », étant donné qu’un traitement impartial est « l’un des piliers des sociétés démocratiques. »

La corruption dans le milieu judiciaire augmente la souffrance des démunis en leur privant du droit à l’égalité devant les tribunaux. Elle peut avoir lieu de deux manières : l’interférence politique et l’octroi de pots-de-vin. Les pauvres « souffrent davantage de ce système, lorsqu’ils sont appelés à payer des pots-de-vin dont ils ne peuvent s’acquitter. »

Le rapport d’Amnesty établit en outre que les taux de corruption judiciaire étaient plus élevés en Albanie, en Grèce, en Indonésie, au Mexique, en Moldavie, au Maroc, au Pérou, au Taïwan et au Vénézuela, pays où trois personnes sur dix ont été amenées à payer des pots-de-vin pour que leurs dossiers soient traités par la justice.

J. A.

L’Afrique Australe en manque de médecins


La pénurie de médecins en Afrique centrale réduit le nombre de patients ayant accès aux traitements antirétroviraux, souligne un rapport de Médecins Sans Frontières (MSF).


En Afrique centrale, quatre pays sont particulièrement touchés par ce manque d’effectifs : le Lesotho, le Malawi, le Mozambique et l’Afrique du Sud. Ainsi, plus d’un million de patients nécessitant un traitement antirétroviral n’y ont pas accès.

Á cet effet, MSF a lancé un appel aux gouvernements pour renforcer les équipes présentes sur place. MSF incite les gouvernements à développer « des plans d’urgence visant à retenir le personnel médical en place » et à « recruter de nouveaux professionnels. »

Á ce rythme, l’Afrique australe connaîtra, du fait de la fuite des compétences, les mêmes tragédies enregistrées en Zambie –le nombre de médecins zambiens exerçant à l’étranger dépasse de quatre fois celui des médecins zambiens exerçant dans leur pays- ou en Malawi –le nombre d’infirmières malawiennes dans une ville comme Birmingham dépasse celui des infirmières malawiennes au Malawi même.

En l’absence d’une politique globale de l’immigration, cette pénurie de main d’œuvre qualifiée continuera à décimer l’Afrique.

J. A.

Sunday, May 20, 2007

WOLFOWITZ : Une victoire des peuples du monde

Paul Wolfowitz accepte finalement de démissionner de la présidence de la Banque mondiale



Paul Wolfowitz, président de la Banque mondiale, accusé d'avoir favorisé l'avancement de sa compagne, a accepté, jeudi 17 mai, de renoncer à ses fonctions, qu'il quittera le 30 juin, au terme d'une longue crise. "Les gens les plus pauvres au monde (...) méritent ce que nous pouvons faire de mieux. Il est maintenant nécessaire de trouver un moyen d'aller de l'avant", déclare-t-il dans un communiqué diffusé par le conseil d'administration de l'institution. Et d'ajouter : "J'annonce aujourd'hui que je démissionne de la présidence du groupe Banque mondiale à compter de la fin de l'année fiscale", soit le 30 juin.

"Les administrateurs prennent acte de la décision de M. Wolfowitz", a, pour sa part, indiqué le Conseil d'administration dans un texte dont la publication est intervenue après trois jours de délibération. Les 24 représentants du Conseil d'administration, qui représente les 185 Etats membres, ont précisé qu'ils avaient "accepté" l'assurance fournie par M. Wolfowitz, 63 ans, qu'il avait agi "avec éthique et de bonne foi" en ordonnant personnellement l'avancement de sa compagne, Shaha Riza, également employée de l'institution.

"Je suis satisfait qu'après avoir examiné les preuves, les administrateurs aient accepté l'assurance [que je leur ai fournie] que j'avais agi avec éthique et de bonne foi dans ce que je pensais être les meilleurs intérêts de l'institution", a répété M. Wolfowitz, dans son communiqué, qui illustre le compromis intervenu entre les deux parties.

"LES DISPOSITIFS DE LA BANQUE NE SE SONT PAS AVÉRÉS SUFFISAMMENT RIGOUREUX"

Les administrateurs ont ajouté qu'il était "clair au vu des éléments qu'un certain nombre d'erreurs ont été commises par plusieurs individus dans la gestion de cette affaire et que les dispositifs de la Banque ne se sont pas avérés suffisamment rigoureux pour faire face aux contraintes auxquelles elles ont été soumises".

En reconnaissant implicitement l'ambiguïté des procédures de la Banque en matière de conflits d'intérêts, et la faiblesse des règles existantes - qu'ils se sont engagés à perfectionner - les administrateurs permettent à M. Wolfowitz de sauver la face, sans avoir à le disculper tout à fait.

De son côté, il ne part ni sur une faute, ni sous le coup d'accusations humiliantes, ce qui était, de son point de vue, inacceptable. M. Wolfowitz, qui présidait la Banque mondiale depuis juin 2005, "ne démissionnera pas sous le feu", avait averti, mercredi, son avocat, Robert Bennett.

"Le contrat de M. Wolfowitz, exigeant qu'il adhère au code de conduite pour les membres du conseil et qu'il évite tout conflit d'intérêt, réel ou apparent, a été violé"
, avait, de son côté, conclu une commission d'enquête interne dont le rapport avait été remis lundi. Les appels à la démission se sont faits de plus en plus insistants après la publication de ce rapport, notamment de la part de l'Allemagne où M. Wolfowitz devait assister ce week-end à un conseil des ministres des finances du G8, dont les Etats membres sont les premiers contributeurs de la Banque mondiale.

IL A "COMPLÈTEMENT SAPÉ LES PRINCIPES DE BONNE GOUVERNANCE"

Le président américain, George Bush, qui souhaitait le voir rester à son poste, a accepté sa démission à contrecoeur, a fait savoir Tony Fratto, porte-parole de la Maison blanche, selon lequel un nouveau candidat sera désigné prochainement. La présidence de la Banque mondiale est traditionnellement dévolue à une personnalité américaine et M. Bush entend bien perpétuer cette tradition, a souligné un membre de l'équipe présidentielle ayant requis l'anonymat.

La liste des éventuels successeurs de M. Wolfowitz s'allonge chaque jour depuis le début du scandale. Outre l'ancien représentant américain au commerce Robert Zoellick toujours favori, sont désormais cités : l'actuel numéro deux du Trésor, Robert Kimmitt, ou Paul Volcker, ancien président de la FED, qui pourrait assurer une période d'intérim.

Le personnel de la banque s'est, quant à lui, réjouit de cette issue. "Tout le monde courait dans les allées, applaudissait et s'embrassait", raconte un employé. L'affaire a soulevé une vague d'indignation parmi les 10 000 salariés de l'institution, dont les représentants sont allés jusqu'à écrire au Conseil d'administration pour se plaindre des conséquences sur leur travail, notamment dans la lutte contre la corruption. L'association du personnel, à l'origine de l'enquête sur la promotion de Shaha Riza, juge la date du 30 juin inacceptable et exige la mise en disponibilité immédiate de Wolfowitz, qui a, selon elle, "complètement sapé les principes de bonne gouvernance" qu'elle s'efforce de maintenir.

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Monday, May 14, 2007

La génération et son époque

« Rien n’est pis qu’une génération privée de l’effervescence, de l’enthousiasme et du défi que suscitent les rêves et les réalités d’une époque. »

BERRADA, Mohammed, in « Le jeu de l’oubli », Éd. Eddif, Collection Rives Sud, Casablanca, 2006, p.53

Armée fantôme

Blackwater est une multinationale prospère. Depuis 2002, elle loue au gouvernement américain des mercenaires, envoyés en Irak ou en Afghanistan pour compléter le travail de l'armée fédérale. En toute opacité.

Par Thomas d'EVRY

QUOTIDIEN : mardi 8 mai 2007

New York correspondance

Les Américains aiment les images chromo. Encore plus quand il s'agit de leurs vaillants soldats sur le front de la «lutte contre la terreur», dans les sables de Mésopotamie ou les montagnes de l'Hindu Kush : jeunes, idéalistes, le regard sur le drapeau. Mais, le 31 mars 2004, les Etats-Unis ont découvert une autre facette de leur guerre. Ce matin-là, deux jeeps s'égarent sur le marché de Fallouja. A leur bord, quatre hommes en armes et en civil qui n'ont pas le temps de comprendre leur erreur. Grenades, tirs de mitraillette, puis un brasier qui achève de faire perdre forme aux hommes et aux véhicules. Une foule tire des cendres les restes de cadavres noircis et les démembre, avant de suspendre leurs restes sur un pont au-dessus de l'Euphrate. Le tout est filmé par des caméras de télévision et diffusé dans le monde entier comme, onze ans plus tôt, à Mogadiscio. Mais, contrairement au précédent somalien, les quatre hommes ne sont ni des GI ni des marines, ils n'ont ni grade ni uniforme. Pourtant, ils sont armés et participent à l'effort de guerre américain, rémunérés indirectement, mais grassement, par le contribuable yankee. Les plus charitables les appellent «prestataires de services». Pour le reste du monde, ce sont des mercenaires. Leur âge (la trentaine), leur motivation (l'argent), leur comportement (insouciant) : ils ne correspondent en rien à l'image chromo du défenseur de la bannière étoilée.

Vilain petit canard

Ce jour de 2004, le grand public américain a non seulement découvert la ville de Fallouja, futur symbole de la résistance des sunnites, mais il a également entendu parler pour la première fois de Blackwater. Fort discrète jusqu'ici, cette société employait les quatre malheureux qui ont fini suspendus au pont. Blackwater, ou «l'eau noire». Selon ses dirigeants, le nom provient d'un marais qui jouxte le siège de l'entreprise. Mais, dans la vie d'une base militaire, l'eau noire est celle qui contient les matières fécales, celles qu'il convient de séparer des autres eaux usées pour éviter toute contamination.

Quelques jours plus tard, Blackwater surgissait de nouveau dans l'actualité. Racontant l'assaut du quartier général de la coalition provisoire irakienne à Nadjaf, le Washington Post notait que la défense du bâtiment avait été assurée par des hommes de Blackwater. Au plus fort de la bataille, les mercenaires s'étaient fait ravitailler en munitions par trois de leurs propres hélicoptères. Le lendemain, le général en charge des opérations de sécurité en Irak saluait le courage et la détermination des combattants américains, sans mentionner le fait qu'ils ne faisaient pas partie de sa chaîne de commandement. Blackwater était devenu le supplétif indispensable de la machine de guerre américaine mais, dans le même temps, le vilain petit canard dont on ne veut pas reconnaître l'existence. «Lorsque j'ai entendu parler pour la première fois de cette histoire, je me suis dit : "Qu'est ce que c'est que ce cirque ?"» , explique l'ancien officier et spécialiste des questions militaires Phil Carter. «Ces types se baladent où ils veulent avec une puissance de feu énorme et ils n'obéissent pas à la hiérarchie militaire. C'est dangereux et inquiétant.»

Jusqu'à la fin des années 90, le terrain de jeu des mercenaires était l'Afrique et quelques îles de l'océan Indien, où des têtes brûlées comme le Français Bob Denard et les Sud-Africains d'Executive Outcomes conduisaient leur propre realpolitik : coups d'Etat, protection des investissements économiques occidentaux, trafic d'armes, exploitation de concessions minières en paiement de leurs services. Mais, avec la fin de la guerre froide, le règlement d'un certain nombre de conflits africains et une loi sud-africaine interdisant les activités mercenaires, il est devenu de plus en plus difficile d'opérer impunément. Ainsi, quand Erik Prince, héritier d'une riche famille de chrétiens ultraconservateurs du Michigan et ancien «Navy Seal» (les commandos de marine), crée Blackwater en 1997, il ne lorgne pas du côté de ses prédécesseurs baroudeurs africains. Il fonde une entreprise de sécurité chargée de faciliter les activités de formation permanente des policiers et autres gardes du corps. En 2002, dans la foulée de l'invasion de l'Afghanistan, Prince comprend que les portes d'un immense marché viennent de s'ouvrir devant lui. Le patron du Pentagone Donald Rumsfeld clame qu'il entend restructurer la machine de guerre américaine : il veut développer les forces spéciales, les armes de haute technologie et, surtout, tailler dans le lard. A l'instar de ses prédécesseurs, le secrétaire à la Défense souhaite sous-traiter les services qui ne sont pas propres aux soldats : ravitaillement, blanchisserie, transport, entretien... Mais, une fois que l'on commence à externaliser, où s'arrête-t-on, surtout lorsque l'on a une guerre, et bientôt deux, sur les bras ?

Discrétion absolue

Grâce à un bon contact avec le numéro 3 de la CIA, Blackwater obtient, sans appel d'offres, son premier contrat de la «War on terror» en avril 2002 : un peu plus de 5 millions de dollars afin de fournir vingt gros bras pour protéger le QG de l'Agence à Kaboul. Blackwater est lancé. Un an plus tard, la société décroche le jackpot avec le contrat de protection du «vice-roi» d'Irak, l'émissaire américain Paul Bremer (toujours sans mise en concurrence). A partir de ce moment, Blackwater recrute sa propre armée privée sur le Tigre et l'Euphrate, et les commandes pleuvent. L'entreprise ouvre des bureaux à Bagdad, mais aussi à Amman, Koweït City et McLean, en Virginie, à équidistance du Pentagone, de la Maison Blanche et de la CIA. En quelques années, la compagnie de néomercenaires d'Erik Prince passe d'une poignée d'employés à 2 300 personnes déployées dans neuf pays, et développe une base de donnée de 21 000 candidats : anciens militaires américains et soldats étrangers, tous alléchés par l'idée d'empocher quatre à dix fois leur solde, avec moins de contraintes. Les revenus bondissent de quelques millions de dollars à plus d'un milliard ­ uniquement grâce à des contrats avec le gouvernement des Etats-Unis. Pour graisser les rouages, Blackwater recrute l'ancien inspecteur général du Pentagone et l'ex-directeur du contre-terrorisme de la CIA. Des personnalités très bien introduites, et exclusivement de droite (1).

Après avoir rechigné pendant des années, le Pentagone s'est enfin décidé à recenser le nombre de ses prestataires de service en Irak, pour aboutir au chiffre pharamineux de 100 000 personnes fin 2006. Soit le quadruple de toutes les estimations précédentes. «Blackwater n'est pas la seule entreprise dans ce business des PMC ( "Private Military Contractors", "sous-traitants militaires privés"), mais elle est la plus en pointe dans cette opération de réhabilitation du mercenariat», explique Jeremy Scahill, auteur d'un livre fort documenté sur la firme (2). «De nombreuses sociétés comme Halliburton et ses succursales fournissent de la nourriture, des services, de l'appui logistique, mais Blackwater fournit des combattants. Armés et responsables uniquement auprès de leur patron.» Blackwater ne rend en effet aucun compte au public : ses contrats sont classés secret défense, et ses opérations sur le terrain se déroulent dans une discrétion absolue. «Il nous a fallu quatre ans juste pour obtenir une réponse à cette simple question : quelle mission effectuaient les quatre hommes tués à Fallouja et combien le gouvernement les payait-il ?» , confie l'un des assistants d'Henry Waxman, l'élu démocrate qui se bat pour mener des auditions publiques sur les PMC. C'est d'ailleurs lors de ce travail d'enquête parlementaire qu'a été révélé un incident jusqu'ici passé sous silence. En décembre dernier, un employé de Blackwater, ivre, abat dans la zone verte de Bagdad un garde du corps irakien. Au lieu d'être appréhendé et traduit devant la justice locale ou militaire, l'employé est exfiltré aux Etats-Unis par Blackwater dès le lendemain. Une enquête, paraît-il, est en cours...

Dans les eaux de Katrina

La volonté farouche de l'administration Bush d'accélérer la privatisation de l'armée ne tient pas uniquement à ses convictions ultralibérales. Cela sert aussi son objectif d'éloigner la guerre de tout contrôle public. «Le recours à des sociétés comme Blackwater rend les guerres plus faciles à déclencher et à mener : on n'a plus besoin du consentement des citoyens, juste d'argent...», commente Michael Ratner, le président du Center for Constitutional Rights. Ainsi, les statistiques des victimes américaines en Irak communiquées par le Pentagone ne comptabilisent pas les 770 morts et 8 000 blessés parmi les PMC (des chiffres arrêtés fin 2006, considérés comme sous-estimés bien qu'ils représentent près du tiers des victimes militaires «officielles»). «C'est une subversion totale du concept d'Etat-nation» , s'indigne Jeremy Scahill. «Blackwater a recruté des soldats chiliens pour ses opérations en Irak alors que 92 % des Chiliens étaient contre la guerre en Irak et que le pays, lorsqu'il était au Conseil de sécurité de l'ONU, s'était opposé aux Etats-Unis en 2003. Au lieu de bâtir une coalition, comme lors de la première guerre du Golfe, on paie des soldats d'une nation pour se battre dans un conflit que leur propre gouvernement a condamné.»

Le pire est peut-être à venir. En septembre 2005, quelques jours après le passage de l'ouragan Katrina, un certain nombre de résidents de la Nouvelle-Orléans ont eu la surprise de découvrir dans les rues de la cité inondée des types se baladant avec des armes de gros calibres et des tee-shirts frappés du logo de Blackwater. La société avait envoyé de son propre chef deux cents gros bras, dont certains étaient encore à Bagdad quelques jours auparavant, pour «participer aux opérations de secours» , selon un communiqué. Rapidement, ces pseudo-volontaires ont été embauchés par le département de la sécurité intérieure, trop content de trouver des remplaçants aux soldats de la garde nationale, immobilisés... en Irak. Quelques semaines plus tard, six cents employés de Blackwater travaillaient du Texas au Mississippi, pour 950 dollars par jour, aux frais du contribuable.

Aujourd'hui, les responsables de l'entreprise sont en négociation avec Arnold Schwarzenegger, le gouverneur de l'Etat de Californie, pour fournir une «force de réaction» en cas de catastrophe naturelle. Et, cerise sur le gâteau, Erik Prince et ses associés ont entrepris une vaste opération de lobbying pour convaincre l'administration Bush de leur accorder un contrat pour aller jouer les peacekeepers au Darfour. Si cet effort devait porter ses fruits, Blackwater aura alors atteint son objectif suprême : se faire passer pour une force de paix en profitant d'un monde en guerre.


Source

Fichier complémentaire (Vidéo) : Mercenaires Low Cost

La fête des mères

« Il est difficile de parler de la mère. Pour chacun de nous, elle comble de nombreux vides, se dresse comme un arbre majestueux à l’ombre protectrice… Nos rapports avec elle ne ressemblent à rien d’autre. Même quand elle se fait sévère, elle demeure à nos yeux un havre de paix, une oasis ombragée… »

BERRADA, Mohammed, in « Le jeu de l’oubli », Éd. Eddif, Collection Rives Sud, Casablanca, 2006, p.11

Thursday, May 10, 2007

Algérie - 8 mai 1945

Algérie - 8 mai 1945 :

Printemps cruel,

Espoirs de liberté,

Enseignements


Pourquoi, et dans quel esprit ce témoignage ? Je l’apporte en pensant surtout à la jeunesse d’aujourd’hui, à qui les cercles officiels ont réussi non seulement à faire ignorer leur histoire mais jusqu’à leur faire perdre le goût de la connaître. Tellement sa présentation désincarnée et souvent fallacieuse est perçue par les jeunes générations avant tout comme un instrument pour légitimer des pouvoirs et des agissements autoritaires.

Or l’histoire et la mémoire de notre peuple n’ont pas à servir de faire-valoir ou rester la propriété de « vétérans » qui en font commerce, dont certains d’ailleurs en ont été absents ou y ont joué un rôle peu reluisant. L’histoire et la mémoire n’ont pas à être pervertis en commentaires brodés pour médaillés, pensionnés ou dirigeants du jour.

Il est normal que l’Histoire des grands moments de la libération revienne à la jeunesse d’aujourd’hui dont les parents et grands parents ont été eux aussi des jeunes gens et jeunes femmes qui ont souffert et sont tombés à la fleur de l’âge, pour les mêmes aspirations à la liberté et à la dignité dont sont aujourd’hui cruellement frustrés les hittistes, les harragas, les diplômés sans emploi, les jeunes femmes brimées, les habitants des campagnes et montagnes abandonnées, les cadres méprisés, les citoyens étouffant dans leur morne et difficile vie quotidienne.

Les jeunes ont des raisons de préférer regarder ailleurs quand ils voient lors des cérémonies officielles des notables s’aligner protocolairement l’espace d’un court instant en implorant la rahma pour les chouhada, avant de courir à nouveau vers leurs manigances d’affaires ou de pouvoir. Les martyrs du colonialisme et de la révolution n’ont pas besoin d’intercesseurs et de prières hypocrites pour la rahma ou une place au Paradis. Il y a longtemps qu’ils ont obtenu cette miséricorde de leur Seigneur ou dans le coeur de leurs concitoyens, par leur sacrifice, leur loyauté en actes envers leur foi patriotique ou religieuse. Ce dont ont besoin leurs descendants et leurs familles aujourd’hui, c’est de voir traduits en réalités les espoirs qui avaient animé leurs aînés et leur ont donné courage quand ils ont été fauchés par les balles, brûlés au napalm, leurs maisons détruites et leurs familles décimées ou dispersées.

Pourquoi compenser les baisses de crédibilité des pouvoirs en place par une inflation de commémorations formelles d’où la société dans ses larges composantes est absente par déception et désaveu ? Le 8 Mai 45 ne doit pas servir à nos gouvernants et nos media seulement lorsque les rapports se tendent avec l’ancienne puissance occupante et qu’on redécouvre de nouveaux charniers et photographies de destructions ou de sévices pour riposter au refus de « repentance » et aux discours pseudo-civilisateurs colonialistes.

Le vrai message du 8 mai 45 est celui des disparus ou encore vivants, dont je fus le compagnon et qui par leur engagement d’alors, voulaient signifier à ceux qui leur succéderaient dans l’Algérie nouvelle : défendez la soif de liberté, de dignité, l’aspiration démocratique et sociale que nous vous laissons en héritage. Si notre action n’a pas suffi pour changer l’Algérie selon nos espoirs et les vôtres, continuez à vous battre par les voies appropriées à l’époque nouvelle pour être traités en êtres humains et non comme du bétail. Quel que soit le drapeau derrière lequel elle se cache, quelles que soient ses méthodes violentes ou insidieuses, la hogra reste toujours la hogra pour ceux qui la subissent. Vous avez raison de ne pas écouter les boniments sur l’Histoire ; soyez à l’écoute des aspirations et espoirs qui ont soutenu vos aînés dans les conditions qui apparaissaient les plus désespérées. Ces sentiments ont été les mêmes que ceux qui vous remuent aujourd’hui, vous trouverez dans des conditions nouvelles le goût et le courage de redonner au combat politique et social son efficacité et sa noblesse, grâce auxquelles de « bicots » nous sommes devenus plus respectables. Il nous reste, dans un monde encore plus difficile, à conquérir les attributs réels de citoyens libres et égaux, qui jusqu’à ce jour ne sont reconnus que formellement par ceux qui, consciemment ou inconsciemment, vident l’Histoire de sa substance humaine et populaire.

Panorama autour de Mai 1945

J’avais alors dix sept ans. Mon temps était partagé entre Alger (Ben Aknoun) où j’étais interne lycéen préparant mon bac et la localité de Larbâa dans la Mitidja où habitaient mes parents. Je suivais dans cette localité le groupe des jeunes SMA dont j’étais responsable depuis sa fondation deux ans auparavant. Je militais donc des deux côtés, notamment dans le groupe PPA du lycée, où activaient également les jeunes amis et camarades dont la lutte pour l’indépendance a retenu les noms, comme Laimèche Ali, Mohand Ouyidir Ait Amrane, Hocine Ait Ahmed, Ammar Ould Hammouda, Said Chibane, Omar Oussedik et bien d’autres.

C’est progressivement au cours des semaines suivantes que nous avons appris et mesuré l’ampleur et la sauvagerie des massacres du Constantinois. Surtout par le « bouche à oreille » et en constatant partout la mobilisation haineuse et massive des services de répression coloniale.

Cette période avait été précédée par un intense bouillonnement politique. Les colonialistes ne pouvaient comprendre la profondeur de ce courant historique. Ils ne comprenaient pas que la puissante vague de fond des aspirations des peuples de tous les continents depuis la deuxième guerre mondiale, atteindrait aussi nos rivages méditerranéens, se greffant sur la volonté de changement d’un peuple opprimé et exploité depuis plus d’un siècle. Dans leur aveuglement et leur affolement, ils assimilaient les évolutions qu’ils constataient à des émeutes faciles à écraser en montrant et utilisant leurs armes et en emprisonnant et torturant les « meneurs ».

Une semaine auparavant, ils avaient tiré sur la manifestation patriotique du 1er Mai à Alger organisée par le PPA. Le soir même nous en avions été informés par nos maîtres d’internat algériens qui ne dissimulaient pas leur joie et leur fierté de cet évènement. Le regretté Bennaï Ouali de son côté, responsable du PPA dans l’Algérois et en Kabylie, chargé aussi (avec auparavant Abdallah Filali) du suivi des organisations étudiantes, était venu à Ben Aknoun nous informer. Un pansement sur le front, car une balle l’avait éraflé alors qu’il était aux premiers rangs de la manifestation, il ne cachait pas que l’agitation politique de masse ne faisait que commencer, et qu’avec la fin imminente de la guerre mondiale, elle prendrait de l’ampleur sur tout le territoire, pour exprimer la volonté algérienne de prendre sa part de la liberté dans le monde.

Quelques jours plus tard, à la veille du 8 mai, les cloches d’églises sonnaient pour annoncer la fin de la guerre. Les enseignants et les élèves européens se rassemblaient en liesse sous le drapeau français devant l’entrée principale du lycée en entonnant la Marseillaise. Nous, les quelques dizaines d’Algériens nous nous sommes dispersés derrière les arbres du parc de verdure du lycée pour échapper à la célébration d’un évènement dont nous sentions qu’il ne nous apporterait pas les mêmes joies. Quelques jours de congé nous furent accordés, permettant à ceux qui n’habitaient pas loin de retrouver leurs villages.

A Larbâa durant ces journées, des rumeurs confuses mais inquiétantes circulaient sur des évènements sanglants dans le Constantinois. Par l’organisation locale du PPA nous ne recevions aucune information, bien que certains s’étaient rendus à Alger pour avoir des nouvelles. L’atmosphère était lourde, la tension se mesurait aux attitudes menaçantes de la police et des européens les plus connus pour leur racisme. A mon retour au lycée, de plusieurs côtés les informations se sont multipliées. En particulier les lycéens européens exhalaient leur haine : « Il faut les mater tous, sans pitié » disaient-ils à haute voix devant nous. Le fils d’un administrateur du Constantinois, ne se contentant pas de vanter la répression exercée par les autorités de sa commune mixte, inscrivit en grandes lettres noires sur le mur d’une des quatre cours du lycée le slogan : « DERATISATION ». Il visait évidemment à provoquer les « ratons » que nous étions. L’inscription resta plusieurs jours à nous insulter sans que l’administration du lycée se décide à l’effacer.

J’appris également qu’à Larbâa avaient commencé de nombreuses arrestations, en particulier celle des deux frères Sahraoui, responsables nationalistes respectés et connus (ils seront assassinés au printemps 1956 durant la guerre de libération par un groupe de colonialistes dirigés par le commissaire de police). Ils avaient été, avec le cheikh Boumendjel (instituteur père des deux avocats, Ahmed et Ali, membres des Amis du Manifeste) les créateurs du mouvement associatif local (medersa libre, cercle Al-Islah culturel et religieux, mouvement SMA). Avec eux, de nombreux membres de ces associations, dont plusieurs routiers du groupe SMA comme leur responsable Amrani Rabah furent également emprisonnés, tandis que H’midat s’échappa et devint le premier maquisard de la région dans les montagnes voisines. C’est lui qui me fit prévenir de ne pas revenir au village comme j’en avais l’habitude les fins de semaine car j’étais visé.

La police locale n’ayant pu mettre la main sur moi au village, j’appris un peu plus tard que les colonialistes s’en étaient pris à mon père, instituteur qui pourtant, occupé par ses charges professionnelles et familiales (six enfants et plus tard sept), n’était pas engagé dans des activités politiques. Le directeur « pied-noir » de son école, capitaine en cours de démobilisation, le convoqua brutalement et, brandissant vers lui un pistolet, le menaça en lui disant « nous connaissons vos idées, vous allez vous tenir à carreau ». Ce Mr Sendra, raciste viscéral, était connu entre autres pour avoir monté autour de la fontaine de la cour une barrière en bois, que seuls les écoliers européens étaient autorisés à franchir pour boire. Jusqu’au jour où le gendarme Bentaïeb intervint. La veille, son fils s’était vu interdire lui aussi d’étancher sa soif au robinet des rouama. Le père, moustaches en bataille, vint en colère casser la barrière, mettant fin à ce minable apartheid (le gendarme, futur caïd « élu » à l’Assemblée algérienne fantoche, n’aimait pas les offenses ; à cette assemblée, mécontent de l’intervention d’un délégué colon, il enleva son soulier et se mit à en battre le pupitre pour couvrir la voix du contradicteur ; cet acte devancier de Khrouchtchev à l’ONU, le fit décorer par Alger républicain du nom de « Hadj Babouche »).

Quand j’étais revenu au lycée après quelques jours d’absence comme indiqué plus haut, je n’y ai pas retrouvé certains de mes camarades, Hocine Ait Ahmed, Ammar Ould Hammouda Omar Oussedik, Ali Laimèche. Il y avait bien Ait-Amrane, qui était cloué à l’infirmerie du lycée par une grave affection pulmonaire. J’ai été d’autant plus surpris et même inquiet que les épreuves du Bacc approchaient. Avaient-ils été arrêtés par la police durant leur séjour chez eux en Kabylie ? Puis, presque à la veille du bac, les voilà revenus, passant normalement leurs examens malgré le handicap d’une absence de trois semaines. Que s’était-il passé ? Quelques jours après le 8 mai, ils avaient été contactés par Bennai qui leur fit part d’une décision de la direction du PPA, du moins de ceux qui se trouvaient en poste dans le suivi opérationnel des évènements. Auparavant, il n’était question que d’animer et intensifier de grandes manifestations pacifiques pour l’indépendance. Devant le déchaînement d’une répression violente et massive, la directive fut donnée d’engager dans un délai très court (une date avait été fixée) des actions armées partout avec l’intention déclarée de soulager les populations du Constantinois. Nos camarades ont aussitôt rejoint la Kabylie et mis en place des préparatifs à la hâte. Mais le caractère irréaliste et même dangereux de la directive est apparu à certains de ses auteurs de la capitale, qui après coup ont lancé un contre-ordre annulant la décision d’extrême justesse.

On a vite constaté dans la population qu’après la peur et les méfiances, un climat nouveau s’était créé. La répression sanglante et multiforme avait obtenu l’effet contraire. Quand je pense à cette période, j’entends toujours remonter en moi un chant qui s’était répandu vers les moindres recoins du pays, comme quelques années auparavant Min Djibalina ou Ekker a mis Oumazigh ". On aurait dit que l’auteur anonyme de ce chant était le peuple tout entier, tellement chacun de nous reconnaissait son propre chagrin et la colère froide qui nous habitait dans les paroles simples et la poignante mélodie de « Hayyou ech-chamal, ya chabab, hayyou ech-chamal Ifriqi

A ces moments les plus difficiles, quand toutes les liaisons organiques des partis et mouvements patriotiques étaient coupées et la population se méfiait des mouchards et des provocateurs, ces couplets étaient repris à voix basse dans les groupes d’amis proches, les petits rassemblements clandestins informels et jusque dans les familles. Ils appelaient la jeunesse à ne pas oublier et à se dresser sans peur pour la liberté.

"Hadhi l’ghabina, la tensa ! hadhi lghabina, wa fransa la âmlat fina la tensa ! Cette grande peine, ne l’oublie pas ; n’oublie pas ce que la France a fait de nous ; ‘Ala Staifiya, ya houzni, ‘ala Stayfia, bet-tayarat qatlou nissa wa banat », contre les Sétifiens ô ma tristesse, avec les avions ils ont tué femmes et fillettes ;

Qoumou ya nass, lil watan, qoumou ya nass, lil ‘amal ; debout ô gens, pour la patrie, dressez-vous pour l’action, ma t’khafouch man dharb errssas, ne craignez pas les balles".

L’affirmation de dignité et de courage face au malheur était bien l’état d’esprit dominant, même quand la peur rendait les gens méfiants. La provocation massivement terroriste et raciste de la grosse colonisation avait cristallisé un nouveau palier de l’esprit de résistance nationale. Son effet se prolongera et se renforcera avec l’accentuation de la répression coloniale au long de la deuxième moitié des années quarante. C’est ainsi qu’avec "Hayyou Ech-chamal" en arabe, d’innombrables expressions populaires reflétèrent ce sentiment, ancré d’un bout à l’autre du pays. Les strophes en kabyle (sur un air de la résistance nationale irlandaise) de "Si L’dzayer âr Tiz Ouzou" que le regretté Ait Amrane avait composées après les sauvages interventions des forces répressives françaises à Sidi Ali Bounab, évoquaient comment ils avaient démoli les maisons, éventré les ikoufiyen et détruit leurs réserves de vivres, humilié les populations jusqu’à obliger par exemple un vieillard à circuler tout nu dans le village sous les yeux des siens.

Ces strophes douloureuses mais non plaintives, affirmations de dignité et de courage, étaient porteuses des étincelles d’une révolte qui ne s’était jamais éteinte.

Il était devenu apparent, après les secousses des premières semaines, que l’Algérie ne se laissait pas abattre, elle renouait avec différentes formes d’activités politiques et associatives. Un moment paralysées, elles ont été progressivement relancées, avec la montée des comités populaires contre la répression qui ont imposé des mesures de libération et d’amnistie. C’était lié aussi au rapport de forces politiques internes à la France qui s’est maintenu un moment peu après la guerre mondiale, qui a rendu possible certaines prises de conscience suite aux révélations et protestations d’une partie des forces de gauche initialement trompées et désinformées par les réflexes et les mentalités colonialistes. Un indice parmi d’autres, le directeur d’école qui avait menacé mon père fut déplacé par les autorités académiques pour faute professionnelle. Car entre-temps, le cheikh Boumendjel, pédagogue reconnu et respecté, s’était battu avec acharnement sur un plan administratif pour ne pas laisser sans riposte l’insulte de ceux qui étaient censés nous « civiliser ».

Parallèlement, avec des tâtonnements, se mettaient en place de nouvelles combinaisons des formes de lutte entre politique et résistance armée. Après leur bref retour à Alger pour les examens, nos camarades originaires de Kabylie sont repartis dans leur région pour y mener durant l’été le même travail illégal et persévérant que nombre d’autres cadres menaient dans le reste du pays. Ils ont établi dans ces montagnes les bases d’une organisation sérieuse. En août 1946, j’appris avec douleur la mort au maquis de l’un d’entre eux, Ali Laimèche à l’âge de dix neuf ans, terrassé par le surmenage et la maladie. Ses compatriotes venus de partout lui firent des obsèques impressionnantes. Plus tard, en 1947, ses compagnons assisteront à la rencontre centrale du PPA, petit congrès où ils furent en dépit de diverses réticences, les ardents promoteurs de la création d’une organisation spéciale armée, l’OS dont l’Algérois Belouizdad fut le premier responsable. Ils activeront dans le même sens jusqu’à la crise de 1949, non sans avoir assis les noyaux d’une organisation combattante sur un solide socle politique, fondé sur la jonction entre sensibilité populaire et de patients efforts éducatifs pour l’acquisition de repères doctrinaux.

Evolutions ultérieures et enseignements

Ce travail persévérant s’appuyait sur le sentiment de centaines de milliers de femmes, hommes et enfants algériens brûlés par l’espoir d’en finir avec l’injustice quel qu’en soit le prix. Chez les plus conscients et les plus formés politiquement, les avis divergeaient seulement sur les modalités, le moment, les opportunités des formes de résistance armée, leur lien avec les formes de mobilisation politique. Les activités du mouvement des SMA déjà bien avant 1945 étaient concrètement et souplement orientées vers ce genre de perspective. Je me souviens comment en 1944 nous sommes allés un groupe de trois vers les monts de Tablat du côté des Beni ‘Atiya où s’était écrasé un avion militaire avec l’espoir d’y récupérer des armes. Ce genre de quête était facilité par la présence de troupes américaines de passage vers le front de Tunisie, prêtes à se délester d’équipements contre des légumes frais ou de l’alcool. Mustapha Harrou, prestigieux gardien de buts du Riadha Club eut la face traversée de la machoire à l’oreille opposée par une balle d’une sentinelle anglaise en cherchant à s’introduire dans leur camp militaire, d’où sa réputation de « chat aux sept vies » ; il sera plus tard dans l’OS et l’un de ceux (tous arabophones) qui sauvegarderont en 1949 en connaissance de cause le stock des brochures « L’Algérie libre vivra (Idir El Watani) » que des dirigeants du MTLD voulaient à tout prix retrouver et détruire. Un autre de mes amis, Ali Souag, avait expédié un âne porteur d’un chouari enflammé autour d’un dépôt américain pour détourner l’attention des sentinelles et s’emparer d’équipements. Il est vrai que ce champion de demi-fond de l’USMA était une des têtes brûlées du village. Il m’avait juré que jamais il ne baisserait les yeux devant le brigadier de gendarmerie qui le croisait toujours d’un air provocant. Ce qui lui valut plusieurs passages à tabac et nombre de séjours en cellule. Il tint parole sans jamais se décourager, En 1957 les parachutistes français exposèrent plusieurs jours sur la place centrale son corps criblé de balles en même temps que celui de Daoud Abdelqader, cafetier à qahwat Essardjan, ancien routier des SMA et trésorier de la celkule communiste de Larbâa, ils avaient été tous deux parmi les premiers à monter au maquis de la région.

Rien d’étonnant car cet état d’esprit de rébellion anticoloniale était spontanément ancré même chez les plus prudents. Après l’indépendance, mon père homme réservé s’il en fut, m’avoua vingt ans après avoir subi avec rage la menace de son directeur, que ces jours là, seule la pensée de sa famille nombreuse a fait qu’il n’osait plus ouvrir le tiroir où il gardait son arme, de peur de céder à un moment de colère contre l’humiliation raciste. « Quand les journaux et la radio ont annoncé l’insurrection du 1er novembre 54, me dit-il, j’ai respiré et me suis senti délivré ».

Comment pouvait-il en être autrement quand même les étrangers, quand ils étaient suffisamment informés, s’étonnaient que des insurrections n’aient pas déjà eu lieu. Cinq ans après, dans l’été 1950, j’étais allé en Europe au Congrès de l’Union Internationale des Etudiants pour représenter l’AEMAN (Association des Etudiants Musulmans de l’Afrique du Nord) dont j’étais le président. Après mon allocution où j’avais parlé du 8 mai 1945 en indiquant le chiffre donné par les organisations nationales de quarante mille (40 000) victimes, plusieurs délégués d’Europe sont venus me trouver pour me demander si le texte imprimé que j’avais distribué ne contenait pas une erreur sur le nombre de zéros. L’énormité du massacre leur paraissait impensable. Quand je leur ai confirmé et expliqué les faits, deux d’entre eux se sont exclamés « Mais pourquoi n’avez-vous pas pris les armes pour vous libérer ? » Ils pensaient aux résistances d’Europe contre l’occupation nazie ou à la première guerre du Viet Nam qui faisait rage. « Ce n’est pas l’envie qui en manque aux jeunes algériens, leur ai-je dit, mais ce n’est pas si simple d’y arriver ». Et leur ai cité l’exemple de l’OS qui venait d’être démantelée par la police française.

Les faits nous avaient montré en effet en 1945 (comme ils le montreront plus tard avant et après le 1er novembre 1954) que l’articulation nécessaire entre l’action dans ses formes politiques non violentes et l’action dans ses formes armées (et néanmoins politiques dans leur contenu) est une question décisive mais également complexe et difficile à maîtriser. Le mouvement national a eu besoin d’accumuler les expériences. Le mois de mai 45 a été l’un des exemples de ces tâtonnements sur une voie que le mouvement algérien de libération n’avait pas encore exploré dans ses formes modernes, différentes de celles de la résistance à la conquête coloniale du 19ème siècle.

Tout cela mériterait études et recherches, pour sortir des exposés purement triomphalistes et qui présentent de façon simpliste les cheminements vers l’option et la concrétisation de la lutte armée, abordée isolément ou en opposition avec le reste des formes de lutte et motivations de tout un peuple.

A ce propos et délibérément, je n’ai pas abordé dans ce témoignage des aspects, et analyses qui ont leur importance et avaient fait problème : la gestion des évènements et des évolutions par les différents acteurs politiques nationaux, telle que je l’avais perçue alors ou telle qu’elle m’est apparue plus tard à la lumière de nouvelles informations et d’expériences ultérieures.

Que penser par exemple des analyses des dirigeants du PCA tels que Amar Ouzegane (et de ses inspirateurs au PCF tels que André Marty), qui à l’époque avaient d’abord attribué la responsabilité de ces évènements à des provocations nationalistes qui auraient fait le jeu de la grosse colonisation et du nazisme, avant de revenir sur cette erreur grossière et d’engager une campagne de masse contre la répression colonialiste et l’amnistie en faveur de tous les emprisonnés et condamnés ? A ce propos, j’ai toujours été intrigué par le fait que des dirigeants nationalistes n’ont cessé d’occulter le rôle majeur de Ouzegane dans ces prises de position sectaires et erronées. J’ai entendu souvent et directement à cette époque ses discours antinationalistes imprégnés d’une grande hargne personnelle allant au-delà de convictions collectives. D’autant plus intrigant que cette occultation assumée et prolongée par la même personnalité dans ses publications et mémoires, s’est accompagnée de façon récurrente dans certains milieux de vives critiques paradoxalement dirigées contre les orientations ultérieures qui ont remis ce parti sur les rails de positions nationales en condamnant les erreurs que le principal concerné s’était refusé à reconnaître.

Parallèlement, que penser aussi de la vigilance et de la maîtrise insuffisantes des dirigeants nationalistes en place à cette époque envers les projets à peine cachés des colons et de l’administration française au cours des mois précédents de se livrer prochainement à une grande provocation pour briser l’expression ascendante et tumultueuse du mouvement national ? Comment apprécier également la précipitation, heureusement corrigée à temps, à décréter un mot d’ordre d’insurrection avec seulement des masses chauffées à blanc sans orientations politiques ni préparation organique adéquates ? Quels enseignements auraient pu être tirés enfin de ces évènements pour assurer aux évolutions ultérieures du mouvement national et social un caractère encore plus unitaire, moins populiste et spontanéiste, plus attentif aux environnements régionaux et internationaux ? Voila qui, à ce jour encore, pourrait donner lieu à des réflexions et des débats utiles pour tous, pour peu que soient mis au second plan les a priori et procès d’intention idéologiques.

Il reste que l’Histoire retiendra l’essentiel : l’impossibilité sur le long terme aux forces rétrogrades de barrer la route aux mouvements légitimes issus des profondeurs et de nature foncièrement démocratiques et sociaux, même s’ils s’expriment initialement dans des formes impulsives, insuffisamment maîtrisées au regard de l’efficacité et des intérêts réels.

Il en fut ainsi de l’élan national algérien momentanément brisé dans le sang en 1945, comme ce fut le cas aussi des révoltes prémonitoires et massacres de Yen Bay en Indochine avant 1939 ou des massacres de Madagascar après la deuxième guerre mondiale. L’important, et c’est une condition essentielle, c’est que les aspirations puissantes parviennent à trouver des relais politiques suffisamment à leur hauteur, qui ne se traînent pas démagogiquement à la remorque de la spontanéité pour d’étroits calculs politiciens et de clans.

Je terminerai par une remarque non moins importante et d’une portée actuelle. Un tort considérable a été porté à l’évolution de l’Algérie indépendante par l’assimilation ou l’identification mécanique et totalement erronée des situations, des rapports de pouvoir et des formes de lutte qui ont prévalu pendant l’occupation coloniale et celles correspondant à l’Algérie libérée de la domination étrangère directe.

La remarque concerne notamment et en premier lieu l’utilisation ou la menace de la violence armée. C’est une faute grave des pouvoirs en place ou aspirant à les remplacer que de recourir (pratique déjà amorcée au cours de la guerre de libération) aux mêmes moyens (chantage des armes et tous ses succédanés en coups tordus et chapes de plomb) que ceux utilisés par les colonialistes pour maintenir leur « ordre » et leur leadership, alors que les champ d’action et les moyens politiques et pacifiques pouvaient s’ouvrir largement à notre peuple en 1962. C’est aussi une erreur sérieuse des courants ou formations politiques contestataires (et même une faute pour ceux de leurs dirigeants qui le font consciemment et persistent dans cette voie) que de vouloir recourir à des formes d’opposition armée alors que les voies et moyens politiques pacifiques existants ou susceptibles d’émerger et de s’imposer sont restés ridiculement sous-estimés et inutilisés.

La sous-estimation de ces possibilités, fruit d’insuffisances et de perversions politiques entremêlées, s’est alimentée mutuellement entre le pouvoir et les oppositions y compris quand ces dernières se sont réclamées d’objectifs ou de motivations démocratiques. La mémoire et l’histoire de la période coloniale, au lieu de nous enfoncer dans l’idée erronée que l’action armée est la seule noble ou qu’elle convient à toutes les situations, doit plus que jamais nous inciter à restaurer prioritairement et au plus haut niveau possible l’efficacité et la noblesse de l’action politique démocratique, dans une Algérie déjà harassée de conflits improductifs et sans principe, alors que les appétits impérialistes multiformes investissent notre région, génétiquement prêts à renouveler sans état d’âme les turpitudes coloniales.

S.H. 8 mai 2007

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