Monday, May 14, 2007

Armée fantôme

Blackwater est une multinationale prospère. Depuis 2002, elle loue au gouvernement américain des mercenaires, envoyés en Irak ou en Afghanistan pour compléter le travail de l'armée fédérale. En toute opacité.

Par Thomas d'EVRY

QUOTIDIEN : mardi 8 mai 2007

New York correspondance

Les Américains aiment les images chromo. Encore plus quand il s'agit de leurs vaillants soldats sur le front de la «lutte contre la terreur», dans les sables de Mésopotamie ou les montagnes de l'Hindu Kush : jeunes, idéalistes, le regard sur le drapeau. Mais, le 31 mars 2004, les Etats-Unis ont découvert une autre facette de leur guerre. Ce matin-là, deux jeeps s'égarent sur le marché de Fallouja. A leur bord, quatre hommes en armes et en civil qui n'ont pas le temps de comprendre leur erreur. Grenades, tirs de mitraillette, puis un brasier qui achève de faire perdre forme aux hommes et aux véhicules. Une foule tire des cendres les restes de cadavres noircis et les démembre, avant de suspendre leurs restes sur un pont au-dessus de l'Euphrate. Le tout est filmé par des caméras de télévision et diffusé dans le monde entier comme, onze ans plus tôt, à Mogadiscio. Mais, contrairement au précédent somalien, les quatre hommes ne sont ni des GI ni des marines, ils n'ont ni grade ni uniforme. Pourtant, ils sont armés et participent à l'effort de guerre américain, rémunérés indirectement, mais grassement, par le contribuable yankee. Les plus charitables les appellent «prestataires de services». Pour le reste du monde, ce sont des mercenaires. Leur âge (la trentaine), leur motivation (l'argent), leur comportement (insouciant) : ils ne correspondent en rien à l'image chromo du défenseur de la bannière étoilée.

Vilain petit canard

Ce jour de 2004, le grand public américain a non seulement découvert la ville de Fallouja, futur symbole de la résistance des sunnites, mais il a également entendu parler pour la première fois de Blackwater. Fort discrète jusqu'ici, cette société employait les quatre malheureux qui ont fini suspendus au pont. Blackwater, ou «l'eau noire». Selon ses dirigeants, le nom provient d'un marais qui jouxte le siège de l'entreprise. Mais, dans la vie d'une base militaire, l'eau noire est celle qui contient les matières fécales, celles qu'il convient de séparer des autres eaux usées pour éviter toute contamination.

Quelques jours plus tard, Blackwater surgissait de nouveau dans l'actualité. Racontant l'assaut du quartier général de la coalition provisoire irakienne à Nadjaf, le Washington Post notait que la défense du bâtiment avait été assurée par des hommes de Blackwater. Au plus fort de la bataille, les mercenaires s'étaient fait ravitailler en munitions par trois de leurs propres hélicoptères. Le lendemain, le général en charge des opérations de sécurité en Irak saluait le courage et la détermination des combattants américains, sans mentionner le fait qu'ils ne faisaient pas partie de sa chaîne de commandement. Blackwater était devenu le supplétif indispensable de la machine de guerre américaine mais, dans le même temps, le vilain petit canard dont on ne veut pas reconnaître l'existence. «Lorsque j'ai entendu parler pour la première fois de cette histoire, je me suis dit : "Qu'est ce que c'est que ce cirque ?"» , explique l'ancien officier et spécialiste des questions militaires Phil Carter. «Ces types se baladent où ils veulent avec une puissance de feu énorme et ils n'obéissent pas à la hiérarchie militaire. C'est dangereux et inquiétant.»

Jusqu'à la fin des années 90, le terrain de jeu des mercenaires était l'Afrique et quelques îles de l'océan Indien, où des têtes brûlées comme le Français Bob Denard et les Sud-Africains d'Executive Outcomes conduisaient leur propre realpolitik : coups d'Etat, protection des investissements économiques occidentaux, trafic d'armes, exploitation de concessions minières en paiement de leurs services. Mais, avec la fin de la guerre froide, le règlement d'un certain nombre de conflits africains et une loi sud-africaine interdisant les activités mercenaires, il est devenu de plus en plus difficile d'opérer impunément. Ainsi, quand Erik Prince, héritier d'une riche famille de chrétiens ultraconservateurs du Michigan et ancien «Navy Seal» (les commandos de marine), crée Blackwater en 1997, il ne lorgne pas du côté de ses prédécesseurs baroudeurs africains. Il fonde une entreprise de sécurité chargée de faciliter les activités de formation permanente des policiers et autres gardes du corps. En 2002, dans la foulée de l'invasion de l'Afghanistan, Prince comprend que les portes d'un immense marché viennent de s'ouvrir devant lui. Le patron du Pentagone Donald Rumsfeld clame qu'il entend restructurer la machine de guerre américaine : il veut développer les forces spéciales, les armes de haute technologie et, surtout, tailler dans le lard. A l'instar de ses prédécesseurs, le secrétaire à la Défense souhaite sous-traiter les services qui ne sont pas propres aux soldats : ravitaillement, blanchisserie, transport, entretien... Mais, une fois que l'on commence à externaliser, où s'arrête-t-on, surtout lorsque l'on a une guerre, et bientôt deux, sur les bras ?

Discrétion absolue

Grâce à un bon contact avec le numéro 3 de la CIA, Blackwater obtient, sans appel d'offres, son premier contrat de la «War on terror» en avril 2002 : un peu plus de 5 millions de dollars afin de fournir vingt gros bras pour protéger le QG de l'Agence à Kaboul. Blackwater est lancé. Un an plus tard, la société décroche le jackpot avec le contrat de protection du «vice-roi» d'Irak, l'émissaire américain Paul Bremer (toujours sans mise en concurrence). A partir de ce moment, Blackwater recrute sa propre armée privée sur le Tigre et l'Euphrate, et les commandes pleuvent. L'entreprise ouvre des bureaux à Bagdad, mais aussi à Amman, Koweït City et McLean, en Virginie, à équidistance du Pentagone, de la Maison Blanche et de la CIA. En quelques années, la compagnie de néomercenaires d'Erik Prince passe d'une poignée d'employés à 2 300 personnes déployées dans neuf pays, et développe une base de donnée de 21 000 candidats : anciens militaires américains et soldats étrangers, tous alléchés par l'idée d'empocher quatre à dix fois leur solde, avec moins de contraintes. Les revenus bondissent de quelques millions de dollars à plus d'un milliard ­ uniquement grâce à des contrats avec le gouvernement des Etats-Unis. Pour graisser les rouages, Blackwater recrute l'ancien inspecteur général du Pentagone et l'ex-directeur du contre-terrorisme de la CIA. Des personnalités très bien introduites, et exclusivement de droite (1).

Après avoir rechigné pendant des années, le Pentagone s'est enfin décidé à recenser le nombre de ses prestataires de service en Irak, pour aboutir au chiffre pharamineux de 100 000 personnes fin 2006. Soit le quadruple de toutes les estimations précédentes. «Blackwater n'est pas la seule entreprise dans ce business des PMC ( "Private Military Contractors", "sous-traitants militaires privés"), mais elle est la plus en pointe dans cette opération de réhabilitation du mercenariat», explique Jeremy Scahill, auteur d'un livre fort documenté sur la firme (2). «De nombreuses sociétés comme Halliburton et ses succursales fournissent de la nourriture, des services, de l'appui logistique, mais Blackwater fournit des combattants. Armés et responsables uniquement auprès de leur patron.» Blackwater ne rend en effet aucun compte au public : ses contrats sont classés secret défense, et ses opérations sur le terrain se déroulent dans une discrétion absolue. «Il nous a fallu quatre ans juste pour obtenir une réponse à cette simple question : quelle mission effectuaient les quatre hommes tués à Fallouja et combien le gouvernement les payait-il ?» , confie l'un des assistants d'Henry Waxman, l'élu démocrate qui se bat pour mener des auditions publiques sur les PMC. C'est d'ailleurs lors de ce travail d'enquête parlementaire qu'a été révélé un incident jusqu'ici passé sous silence. En décembre dernier, un employé de Blackwater, ivre, abat dans la zone verte de Bagdad un garde du corps irakien. Au lieu d'être appréhendé et traduit devant la justice locale ou militaire, l'employé est exfiltré aux Etats-Unis par Blackwater dès le lendemain. Une enquête, paraît-il, est en cours...

Dans les eaux de Katrina

La volonté farouche de l'administration Bush d'accélérer la privatisation de l'armée ne tient pas uniquement à ses convictions ultralibérales. Cela sert aussi son objectif d'éloigner la guerre de tout contrôle public. «Le recours à des sociétés comme Blackwater rend les guerres plus faciles à déclencher et à mener : on n'a plus besoin du consentement des citoyens, juste d'argent...», commente Michael Ratner, le président du Center for Constitutional Rights. Ainsi, les statistiques des victimes américaines en Irak communiquées par le Pentagone ne comptabilisent pas les 770 morts et 8 000 blessés parmi les PMC (des chiffres arrêtés fin 2006, considérés comme sous-estimés bien qu'ils représentent près du tiers des victimes militaires «officielles»). «C'est une subversion totale du concept d'Etat-nation» , s'indigne Jeremy Scahill. «Blackwater a recruté des soldats chiliens pour ses opérations en Irak alors que 92 % des Chiliens étaient contre la guerre en Irak et que le pays, lorsqu'il était au Conseil de sécurité de l'ONU, s'était opposé aux Etats-Unis en 2003. Au lieu de bâtir une coalition, comme lors de la première guerre du Golfe, on paie des soldats d'une nation pour se battre dans un conflit que leur propre gouvernement a condamné.»

Le pire est peut-être à venir. En septembre 2005, quelques jours après le passage de l'ouragan Katrina, un certain nombre de résidents de la Nouvelle-Orléans ont eu la surprise de découvrir dans les rues de la cité inondée des types se baladant avec des armes de gros calibres et des tee-shirts frappés du logo de Blackwater. La société avait envoyé de son propre chef deux cents gros bras, dont certains étaient encore à Bagdad quelques jours auparavant, pour «participer aux opérations de secours» , selon un communiqué. Rapidement, ces pseudo-volontaires ont été embauchés par le département de la sécurité intérieure, trop content de trouver des remplaçants aux soldats de la garde nationale, immobilisés... en Irak. Quelques semaines plus tard, six cents employés de Blackwater travaillaient du Texas au Mississippi, pour 950 dollars par jour, aux frais du contribuable.

Aujourd'hui, les responsables de l'entreprise sont en négociation avec Arnold Schwarzenegger, le gouverneur de l'Etat de Californie, pour fournir une «force de réaction» en cas de catastrophe naturelle. Et, cerise sur le gâteau, Erik Prince et ses associés ont entrepris une vaste opération de lobbying pour convaincre l'administration Bush de leur accorder un contrat pour aller jouer les peacekeepers au Darfour. Si cet effort devait porter ses fruits, Blackwater aura alors atteint son objectif suprême : se faire passer pour une force de paix en profitant d'un monde en guerre.


Source

Fichier complémentaire (Vidéo) : Mercenaires Low Cost

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