M. Maghout: le poète de la postériorité
Mohamed Maghout, qui ne sait sans doute pas pourquoi sa poésie demeure vive
Hassan Daoud
Lorsque je l’ai rencontré pour la deuxième fois dans un café de Damas, il avait encore ce tatouage sur la main: il ne l’avait pas quitté. L’endroit du tatouage était étrange: le dos de la main. Le motif qu’il représentait était ancien, trop ancien pour un homme qui était alors au début de la quarantaine. Chez nous, dans mon village, les tatouages n’étaient visibles que sur le visage des vieilles femmes, celles qui avaient l’âge de nos grands-mères. Le tatouage s’est imprégné dans mon souvenir dès notre première rencontre car il m’a semblé paradoxal. C’est comme si l’homme que j’avais en face de moi fut de la génération précédente.
Et pourtant il s'agissait bien du poète Mohamed Maghout, celui dont nous ne nous contentions pas de lire les poésies; nous les apprenions par cœur et les récitions dans nos promenades nocturnes qu’il nous plaisait d’appeler «vagabondages». C’est dire à quel point c’était le poète de notre époque ; celle que nous traversions en laissant derrière nous les précédentes dont nous pensions qu’elles étaient défraîchies, révolues.
Avec sa poésie, Mohamed Maghout nous aidait à avancer vers cette nouveauté, que nous appelions «modernité», lui qui m’a semblé à la première rencontre beaucoup plus proche de son propre passé que de notre présent. Lorsque nous avons commencé à parler avec lui, les mots semblaient, eux aussi, nous devancer. Il ne savait pas comment qualifier sa modernité ni ne lui trouvait de formulation en termes critiques ou théoriques. Dans l’entretien discontinu réalisé avec lui par mes confrères Youssef Bazzi et Yahia Jaber, Maghout a donné l'impression qu'il refusait toute approche critique de sa poésie, ou une quelconque conviction poétique. Il est allé jusqu'a déclarer qu’il avait parlé d’Adonis, dans les termes que l’on sait, après que ses échansons lui ont fait boire du whisky jusqu’à l’ivresse. On raconte aussi comment dans les cercles de discussions qui se tenaient entre les membres du groupe Chi’r, il se dirigeait vers le réfrigérateur que Youssef al-Kahl avait immanquablement rempli de boissons inconnues pour Maghout.
Ainsi n'aimait-il pas théoriser autour de sa poésie. Il en était incapable. Cela explique peut-être pourquoi, lors de ma deuxième rencontre avec lui dans ce café damascène, il s'est tu à ma première question que je n’avais sans doute pas su formuler, ni présenter. Toujours est-il qu'au cours des rencontres que j’ai eues avec lui, il avait l’air de poursuivre un entretien déjà entamé avec de précédents interlocuteurs.
D'ailleurs, il n’était pas de ceux qu’on rencontrait sans connaissance préalable et à qui on pouvait poser la première question le stylo à la main, prêt à enregistrer. Car ce qu’il disait ne pouvait être maîtrisé. Il était incapable de tenir un métalangage, celui auquel ont habituellement recours les autres poètes pour affirmer qu’ils savent parfaitement où va leur poésie, de façon à s'en persuader eux-mêmes. Ou bien lui, Mohamed Maghout, n’avait pas cette faculté. Le plus important, c’est qu’il le savait. C’est pourquoi il n’a pas cherché à se demander d’où lui venait la poésie. Il n’a pas commis cette faute qui fut fatale au romancier américain Scott Fitzgerald qui, voulant savoir d’où lui venait son talent, se mit à l’interroger comme le ferait un papillon qui se demanderait d’où lui vient l’aptitude au vol et qui toucherait la poussière de ses ailes en en faisant tomber à chaque fois des particules (comme le dit Hemingway de Fitzgerald).
En outre, nous, ses lecteurs, nous n’avons pas réussi à nous substituer à lui en cela. Nous avons laissé la «théorie» de sa poésie dans sa poésie même en épargnant ainsi à celle-ci d’être captive de son époque. Le lecteur de la poésie feuillette les poètes comme on parcourt le temps parce que, comme les poètes, il passe son temps à chercher le métalangage, le renouvelant, le suscitant ou le reniant.
Ils n’ont pas fait long feu ces poètes qui, jalonnant l’instant de dépassement qu’ils ont accompli, ne savaient pas que leur postérité les y maintiendrait. Mohamed Maghout a pu échapper à la négligence de ceux qui l’apprennent par cœur. Plus de trente ans après, nous pensons être dans la poésie lorsque nous nous récitons: «Que faire des années moutonnant devant mes yeux/ telle la mer devant le cygne?». Nous nous trouvons encore debout, dans la posture du cygne, devant ces années éprouvantes vers lesquelles, à peine arrêtés, nous rechignons à faire le premier pas.
Nous n’avons pas non plus imputé les poèmes de La joie n'est pas mon métier(1) à une candeur antérieure après laquelle nous avons pu être. Mieux encore, outre la poésie qu’il y a dans ses quatre ouvrages, nous pouvons encore, dans nos soirées, faire rire les autres en reprenant ce qu’il avait écrit voilà un quart de siècle dans une pièce de théâtre pour Doureyd Laham: «grâce au nouveau plan, nous pourrons soigner et éduquer 10 tonnes d’enfants». Nous pouvons même en rire encore, comme nous avons ri de ce rire maghoutien – cela s’entend – au théâtre de Damas. Des mots pareils, il y en a dans ce qu’on rapporte de lui, ou dans ce qu’on en a transcrit (comme ceux que Youssef Bazzi et Yahia Jaber ont rapportés dans leur entretien avec lui). Tout se passe comme si sa poésie et ce qu’il n’appelle pas poésie, procédait d’un même don qui fait que son image est en consonance avec cette poétique qui interpelle le monde, se moque de lui et le conteste. Sa poésie même était dans sa personne et nous nous apprêtions à écouter cette poésie chaque fois que quelqu’un venait nous dire qu’il l’avait rencontré en Syrie. Même Badir Chaker Sayyeb semble plus proche de ses anciens lecteurs que des nouveaux. Lors d’une lecture poétique à Beyrouth, il m’a semblé que l’adhésion des jeunes poètes à la poésie de Seyyeb était discutable. Peut-être même que cela ne servirait à rien d’en parler. Ils aiment Maghout qui a échappé aux changements de goûts et d’époques. Peut-être trouvent-ils chez lui une prémonition de l’abattement dans lequel nous sommes tombés et qui nous caractérise encore. Cet abattement, il n’a pas fait que l’annoncer, il a aussi laissé entendre que l’expression d’une chose ne libère pas l’amertume et l’ironie qui lui sont inhérentes. Maghout n’a pas fait qu’échapper aux modes, il est de génération en génération encore plus proche, encore plus présent. Dans les années soixante-dix, nous reprenions dans nos «vagabondages» des extraits de sa poésie mais, pour une raison ou pour une autre, nous considérions que sa singularité le mettait hors du commun.
A l’heure de son départ, Mohamed Maghout semble plus présent, plus éternel qu’il ne l’était dans les années soixante-dix. Cela est en soi une nouveauté dans une culture née à une époque ne présentant aucune aptitude à garder le souvenir de ce qui s’y produit.
1)-Ce recueil est publié en français aux éditions de La Différence dans la prestigieuse collection Orphée que dirigeait Claude Michel Cluny. Maghout a été traduit par Laâbi. 1994.
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