Commémoration de l’Esclavage, crime contre l’Humanité.
Joseph Ndiaye : « Lutter contre l’oubli ! »
Depuis 1964, il est conservateur de la Maison des esclaves sur l’île de Gorée, le plus célèbre comptoir de la Traite négrière. Tirailleur sénégalais, combattant en Indochine, il a accueilli Clinton, Mandela ou le Pape en visite. Aujourd’hui âgé de 84 ans et toujours aussi vif d’esprit et de verve, Joseph Ndiaye sera reçu le 10 mai par le Président Chirac pour la commémoration de l’esclavage. A cette occasion, il publie « Il fut un jour à Gorée…», un ouvrage destiné aux enfants, car dit-il, « Sur tous les continents, la mémoire est nécessaire pour construire l’avenir. On n’a jamais rien bâti sur l’oubli et le silence. »
Vous êtes le conservateur de la Maison des esclaves de Gorée depuis 1964. Comment êtes-vous arrivé à cette fonction ?
Tout d’abord, je suis un africain, ensuite sénégalais pur sang et goréen. Mes parents sont originaires de cette île. Enfant, j’étais déjà sensible au passé odieux de mes ancêtres et depuis, je me suis aguerri. Je connaissais l’histoire de Gorée à travers la tradition orale et grâce à l’aide du président Senghor, j’ai pu faire des stages en France, notamment à Nantes* et à Bordeaux pour me perfectionner. (Nantes fut l’un des ports d’où partirent les navires esclavagistes vers l’ Afrique). D’ailleurs, Mme Taubira dans sa loi de 2001, nous a dédié un statut que j’ai fait retranscrire à l’entrée de la Maison des esclaves et que les touristes peuvent admirer. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises et je prends cette femme comme une cousine lointaine (ajoute t-il riant).
Vous serez reçu par le président Chirac à l’occasion de la Commémoration de l’Esclavage le 10 Mai, après la loi Taubira. Quel regard portez-vous sur cette date et sa symbolique ?
Je suis sensible à cette date retenue par le chef de l’état et qui vient au moment où ne s’y attendait pas. Pourquoi ? Parce que l’Europe a toujours été récalcitrante à propos de la traite négrière et cette date tombe bien à l’issue de ma lutte (et il répète plusieurs fois le mot lutte). J’ai toujours souligné que ce fut l’un des plus grands génocides que l’humanité ait connu (Entre 15 et 20 millions d’esclaves sont partis vers les Amériques entre 1536 et 1848).On parle souvent des camps de concentration juifs. Je n’en veux pas aux juifs et en tant qu’africains, nous reconnaissons leur souffrance mais les camps de concentration n’ont pas duré plus de douze ans alors que la traite négrière a duré plus de trois cent ans et n’on en parle presque jamais. Alors moi, j’en parlerai toute ma vie !
Pensez-vous que cette date soit un geste fort ?
Oui. En célébrant la commémoration de l’esclavage avec cette date, la France a demandé pardon. Alors je pardonne, mais je n’oublie pas !
A cette occasion, vous publiez un ouvrage intitulé « Il fut un jour à Gorée » et adressé aux enfants. Pourquoi, alors que vous auriez pu écrire vos mémoires ?
Parce que les enfants représenteront la fierté des prochaines générations. Ils doivent donc être sensibles au passé odieux de leurs ancêtres. Au Sénégal, on enseigne cette histoire. Il y a des visites tous les mercredis à l’île de Gorée pour les écoliers et les universitaires aussi. Vous savez quand nous étions sous domination française, on nous apprenait que nos ancêtres étaient des gaulois. Ce qui était une fausseté de notre histoire.
Vous avez reçu à Gorée de grandes personnalités telles que Nelson Mandela, Hillary Clinton, James Brown et d’autres…Quelle rencontre vous a le plus marqué ?
Le pape ! Le pape qui a demandé pardon à partir de cette fameuse porte du voyage sans retour. Et aussi Nelson Mandela avec les larmes qu’il a versé.
*(L’église au siècle de l’esclavage a donné son aval aux monarchies européennes, pour accomplir la traite négrière avec le prétexte d’évangéliser des populations noires jugées sauvages et inférieures).
Avec Gorée, il y a Ouidah au Bénin qui fut un autre port du commerce triangulaire et certains villages du Congo, pourquoi ces lieux sont-ils moins connus et visités ?
Les esclaves qui partaient du Congo transitaient souvent par Zanzibar qui était un grand marché aux esclaves sur la côte est de l’Afrique. En Afrique de l’ouest, c’était effectivement Gorée, au large du Sénégal, Ouidah au Bénin et le fort d’ Elmina au Ghana, qui servaient de passerelle. Si Gorée est plus connu aujourd’hui, c’est à cause de sa proximité géographique avec les Amériques. De plus, l’île abritait le fameux comptoir des hollandais qui avaient ses succursales à Nantes et à Bordeaux.
Avant, on forçait le peuple noir à aller vers les Amériques, aujourd’hui, on assiste à une immigration volontaire des africains et en grand nombre vers l’Europe. Cela, au risque de leur vie. Que pensez-vous de ce phénomène ?
C’est une aventure dangereuse qu’ils tentent ! Mais malgré notre sous-alimentation, comme le disent les européens, je suis chez moi et je suis bien dans mon grenier du Sénégal. Ils y vont parce qu’on leur a dit que l’Europe était un paradis et qu’on y gagnait bien sa vie. Mais même au Sénégal, je gagne aisément ma vie malgré notre situation de sous-développement.
C’est donc un problème de pauvreté qui les pousse à partir ?
Pour moi non. C’est une espèce d’aventure. Ils ont des illusions sur l’Europe mais s’ils la connaissaient vraiment comme moi je la connais, ils ne tenteraient pas l’aventure.
Justement, que faîtes-vous à cet égard pour sensibiliser les jeunes de votre pays ?
J’en parle beaucoup dans les conférences que je peux donner, car tenter cette aventure, c’est aller en enfer. D’une part, ils sont mal reçus du fait de la discrimination raciale et d’autre part, ils peuvent mourir de faim sans que l’on s’occupe d’eux.
N’est-ce pas une autre forme d’esclavage qui se perpétue sur l’homme noir ?
Cela, parce que certains hommes noirs l’ont bien voulu. Si on se jette dans la gueule du coup, c’est volontaire. Moi je suis bien chez moi en Afrique. Même si je crève de faim, je suis bien au Sénégal !
Ici en France, nous sommes dans le combat pour la diversité, l’égalité des chances dans la société… Qu’avez-vous pensé de la réparation financière de l’esclavage, envisagée à un moment ?
Vous savez au sommet de Durban( 2001) où j’avais été invité, on nous a proposé des dollars en échange du sang versé pendant trois cent ans, ce qui était une insulte grossière ! J’ai alors claqué la porte car l’Afrique ne méritait pas ça. Si elle avait accepté, demain, face aux revendications, on aurait dit aux africains, vous la fermez parce que nous vous avons dédommagé et vous n’avez plus le droit de parler de l’esclavage et de la traite négrière. Quant on sait que pendant trois cent, ils ont pris les plus jeunes, les plus robustes, les plus forts, bouleversant l’équilibre démographique. J’ai l’habitude de dire que c’est ce qui explique le lourd retard que l’Afrique a pris dans le processus de développement. Avec la traite, ils n’ont laissé que des personnes âgées pour la main d ‘œuvre.
Vous avez dit sur Tf1, que vos meilleurs amis étaient des français, que pensent-ils de l’esclavage de leurs ancêtres et de cette commémoration du 10 Mai ?
Je connais beaucoup de français qui ont toujours collaboré avec moi depuis que je suis conservateur de la maison des esclaves. Vous savez, il y a des bons et des mauvais partout. J’ai beaucoup d’amis nantais pourtant, c’était l’un des ports de départ de la traite négrière. Et durant mon stage dans cette ville, j’y ai connu des amis. J’ai d’ailleurs un grand ami martiniquais, président de l’association des antillais de Nantes et qui est récemment venu me rendre visite à Gorée.
Pour finir, que peut-on vous souhaiter aujourd’hui ?
Je souhaite que mes cousins de la diaspora aient le même sentiment que moi. Avoir dans leur peau le sang nègre et en être fiers. Etre fiers de ce que nous sommes !
*Durban 2001 : Conférence Mondiale contre le Racisme, à l’initiative des Nations Unies, a eu lieu du 31 Août au 7 septembre 2001, au cours de laquelle, des réparations financières ont été proposées pour l’ Esclavage, ce qui a suscité une vive polémique.