Monde à deux vitesses et l'humiliation toujours du même côté.
Par Jaafar AMARI
M. Elmandjra, le brillant érudit marocain, a bien accepté de donner deux conférences en Belgique, la première dans le cadre du Moussem d'Anvers, la deuxième à Bruxelles le lundi dernier (10 mai 2004). Le thème de cette dernière fut le dernier best-seller du Professeur Elmandjra, intitulé " L'humiliation à l'ère du méga-impérialisme ", qui en est déjà à sa 5ème édition, et dont la version arabe, " Al Ihana ", vient de paraître. L'écrivain s'est exprimé en présence d'un public assez nombreux, majoritairement composé de jeunes.
" La parution d’un livre, soutient l’auteur qui n’est plus à présenter, partage plusieurs points communs avec la naissance d’un bébé : c’est la même souffrance, mais avec toujours le bonheur et la délivrance au bout ". En effet, un livre est un feuilleton, un enchaînement d’idées, un cumul d’expériences. Il est, comme toute création humaine, le fruit de pensées, de privation de sommeil…L’humiliation est le thème principal du dernier livre de l’auteur. La préoccupation majeure du dernier ouvrage du Professeur « se résume en un seul mot : ‘humiliation’. Un bien ancien mal qui revient en force à travers le globe. L’humiliation est devenue une forme de gouvernance et un mode de gestion des sociétés sur le plan national comme sur le plan international. L’humiliation est selon le Robert l’action ‘d’humilier ou de s’humilier’» (1)
La Première Guerre Civilisationnelle
C’est en 1991 que M. Elmandjra s’est rendu compte, plus que jamais, de la véracité de toutes les analyses qu’il avait faites, et de toutes les thèses qu’il avait émises. Il se rendit alors compte d’une vérité fondamentale : nous vivons une guerre de valeurs. Et la problématique Nord/Sud n’est NI politique, NI économique. Le Sud souffre d’une crise de valeurs qui est la véritable cause de son sous-développement. Nous sommes en pleine crise internationale, et la guerre en Irak est sur le point d’être déclenchée. Bush Père prend alors le soin de confirmer les thèses de M. Elmandjra en affirmant lors de son discours précédent le début des hostilités : " Nous ne laisserons personne toucher à notre système de valeurs ". Son fils, 12 ans plus tard, reprendra la même phrase, dans le même contexte, à savoir la veille des hostilités. A partir de cette constatation, on est en droit de parler de « méga-impérialisme », qui tend à ignorer la culture de l’autre. Les dangers de l’uniformité ne sont plus à souligner. Et l’auteur, en ancien biologiste, d’affirmer : " J’ai été biologiste, et la principale chose que j’ai pu apprendre de cette expérience est la suivante : la diversité est indispensable pour la continuité, pour la survie même de l’espèce ". Une culture qui a une tendance obsessionnelle à dominer le monde tend à nier sa propre identité.
La même année, notre conférencier publie son livre « Première Guerre Civilisationnelle ». Les version française, arabe puis anglaise feront le bonheur de ses fidèles lecteurs. Dans ce livre, l’auteur explique comment les prochaines guerres seront PRINCIPALEMENT d’ordre culturel.
L’aliénation culturelle, source majeure de sous-développement
La différence entre les pays développés et ceux hypocritement appelés « pays en voie de développement » réside dans la présence ou l’absence d’analyses, de recherches scientifiques et d’études de la perspective, car prévoir, c’est savoir, afin de pouvoir. Dans les pays du tiers-monde, on a tendance à tout réduire à une personne, à développer le culte du personnage dont résulte la présence du pouvoir entre les mains d’une seule personne. « La décolonisation culturelle, un défi majeur pour le 21e siècle» est le titre d’un ouvrage paru en 1996, où M. Elmandjra développera cette problématique. Dans l’Introduction de cet ouvrage, on peut lire : « A Meknès, en 1953, un vieil homme demanda à être reçu par le Résident général de France. Le pays était alors en pleine effervescence car la France venait d'exiler Sa Majesté le Roi Mohamed V et d'importantes mesures de sécurité étaient prises à l'occasion des déplacements des autorités du Protectorat. L'insistance de notre Meknassi était telle qu'il parvint à rencontrer le Résident général et à lui transmettre le message suivant:
"Monsieur le Résident général, je suis venu vous dire que vous pouvez partir car la France n'a plus rien à faire au Maroc. Vous avez préparé une génération entière qui saura défendre vos intérêts mieux que vous-mêmes."
Il s'agit là d'une histoire véridique d'une grande valeur pour la compréhension du processus de la décolonisation. Trois ans plus tard, en 1956, année de l'indépendance du Maroc, au cours d'un vol qui me ramenait à Londres où je terminais mes études, un diplomate Syrien m'apporta un utile complément à cette précieuse leçon. Il m'expliqua que l'indépendance politique ne requierait en fin de compte que quelques minutes - le temps de signer un document juridique. Quant à l'indépendance économique, disait-il, elle nécessite plusieurs mois sinon quelques années selon le rythme des nationalisations et compensations financières. Le plus difficile par contre, insistait-il, c'était l'indépendance culturelle qui est l'affaire de plusieurs générations. » (2)
La Démocratie, source réelle de développement, implique la présence de plusieurs éléments qui interagissent entre eux en vue d’améliorer la société dans laquelle ils vivent. L’absence de cet élément dans la pratique politique des pays sous-développés n’est pas un hasard. Quand les droits sont bafoués, quand la liberté d’expression est confisquée, la créativité est nulle, et l’analphabétisme atteint un taux ahurissant. C’est malheureusement le cas des peuples arabes, qui assistent, le plus souvent impuissants, aux séries de génocides commis contre leurs frères musulmans, de la Palestine à la Tchétchénie, de l’Iraq à la Bosnie. Un jour ou l’autre, quand les opprimés verront la victoire se dessiner à l’horizon, nous regretterons notre mutisme, puisque, au moment du triomphe, les victimes se souviennent moins de la cruauté de leurs ennemis, que du silence de leurs amis. C’est le cas des peuples arabes, victimes de régimes corrompus et de présidents à vie ayant accédé au pouvoir par coups d’états ou par simple manipulation électorale et ne bénéficiant donc d’aucune base populaire.
La décolonisation réelle se passe dans l’esprit de chaque personne. Elle implique la connaissance de soi, de son passé et de l’héritage légué par ses ancêtres. Sa clé se trouve dans la réponse aux questions les plus fondamentales : Qui suis-je ? D’où est ce que je viens ? Je me dirige vers où ?. L’aliénation culturelle de nos dirigeants rend difficile toute tentative d’échapper à cette réalité.
La mondialisation
M. Elmandjra tient à rappeler qu’ " aucun musulman ne peut s’opposer à la mondialisation ". Les musulmans n’ont pas de complexe vis-à-vis de la mondialisation. D’ailleurs, la notion de « frontières » n’a jamais existé dans l’Empire Musulman. Tout être humain, là où il va, doit se sentir chez lui. L’auteur approuve ce concept, mais, tient-il à préciser, " qu’on ne vienne pas me vendre l’américanisation au nom de la mondialisation ! ". Il élaborera son point de vue sur ce défi dans son livre « Mondialisation de la Mondialisation ». La mondialisation qu’on nous propose n’est qu’une colonisation new look, une nouvelle forme d’asservissement et d’assujettissement, visant à rendre serviles les populations les plus pauvres. Cette pseudo-mondialisation est la réponse à ce que désirent les gros businessmans occidentaux : organiser un marché planétaire sans entraves pour que l’argent puisse se multiplier partout où il veut et comme il le veut, suivant la logique financière suivante : viser, de la manière la plus prompte et la plus infinie, le maximum de rémunération pour le capital. Or ni la vie, ni la nature, ni l’univers ne fonctionnent selon les lois du maximum et de l’infini ! C’est plutôt l’optimum, l’équilibre et le limité. Ce qui veut dire, pour l’entreprise, se contenter de réaliser des gains qui s’arrêtent là où nécessitent respect de la dignité des autres et intégrité de la nature. Rien de plus. Le glissement de l’économie vers le seul point de vue maximaliste financier et comptable mène là où nous sommes actuellement : ne plus pouvoir faire de l’argent que sur la spéculation, le chômage, la pollution, l’exclusion, la tricherie (les scandales financiers d’Enron et de Vivendi sont là pour en témoigner) et l’escroquerie. La création d’un marché planétaire poussera les entreprises à vouloir faire baisser les prix de revient par tous les moyens, afin de battre leurs concurrents sur le terrain de la consommation. Cela mènera indéniablement à des licenciements, des fermetures, des recentrages, des fusions, des déréglementations, des privatisations, et à l’élimination des programmes sociaux (pour transférer plus d’argent au secteur privé). Cette idéologie, qui répondait aux intérêts de la finance américaine désireuse de lever les obstacles à la libéralisation planétaire des mouvements de capitaux, a ensuite été imposée aux très nombreux pays « bénéficiaires » des prêts et des crédits des institutions de Bretton Woods par le carcan du « consensus de Washington ». Dans tous les cas, les peuples ont été sommés de se plier à des dispositions légitimées par des institutions internationales présumées au-dessus de la mêlée et, en raison de leur « expertise technique », porteuses des « seules politiques possibles ». A ceux qui défendent encore ce système – et qui sont, au mieux, de dangereux ignorants et, au pire, de criminels hypocrites, à ceux qui nous demandent de garder la tête dans le sable en niant la « paupérisation absolue », aux apôtres du néolibéralisme qui tentent de nous faire croire aux vertus salvatrices de la mondialisation, aux économistes et gourous du management –éternels complices- qui continuent à nous expliquer pourquoi il est rationnellement justifié de faire l’autruche, il est permis de répondre par cette simple question : n’avez-vous pas honte ?
Réalité politique dans le monde arabe
Le conférencier s’attardera ensuite sur deux notions, et deux mots qu’il a inventés : L’humiliocratie, c’est-à-dire, quand l’humiliation du plus faible devient une forme de gouvernance, et la pauvrocratie, c’est-à-dire, le fait de distribuer la pauvreté, au lieu de chercher à l’éradiquer en s’attaquant à ses racines. Au Maroc, ces simples chiffres parlent d’eux mêmes : les deux tiers de la population ont moins de 30 ans, et 60% des hommes politiques ont plus de 65 ans. Comment, dés lors, peut-on établir un équilibre entre ces deux « forces » ? Au Maroc, comme partout dans le monde arabe, les politiciens ne cessent de décevoir les jeunes, et le fossé séparant les deux devient de plus en plus grand. Les jeunes, dans ce cas-là, subissent la pire des humiliations, celle qu’on inflige à soi-même quand on s’abstient de réagir, quand on accepte son sort avec passivité, quand on incarne la « société de spectacle » dont parle Guy Debord. (3)
Une des plus grandes leçons de l’Histoire est que le plus fort cherche toujours à prouver sa suprématie par UN seul moyen : humilier l’Autre. Les Chefs d’Etats arabes sont humiliés par les Etats-Unis qui leur imposent leurs décisions. Ils cherchent, de leur part, à se « débarrasser » de cette humiliation en humiliant leurs ministres en fonction du mécanisme de « compensation » (dans le sens Freudien du terme), et ainsi de suite. Et, enchaînement oblige, c’est le peuple qui « reçoit » l’addition de toutes ces humiliations. Il est temps que les peuples arabes cherchent à se libérer, en faisant appel à cette force intérieure qui nous pousse à échapper à toute relation de servilité. Les Intifadates sont inévitables. Elles prendront des formes violentes, au départ de ce postulat évident : dans les pays totalitaires, les révolutions tendent à être plus sanglantes, car elles ont longtemps été réprimées.
L’auteur conclura sur ce qu’il appelle « la fin de l’exception marocaine », titre qui fait référence aux tristes événements du 16 Mai 2003. Le terrorisme, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, n’est pas le fruit d’une idéologie extrémiste de quelque religion que ce soit. Ce n’est pas par pur hasard si le terrorisme s’est développé dans le pays le plus misérable des pays musulmans, en l’occurrence l’Afghanistan, un pays où les gens vivent encore au niveau de la préhistoire. Les attentats du 11 Septembre, par exemple, sont moins liés à l’argent de Ben Laden qu’à la détermination des enfants de la misère et de la guerre, bien disposés à la revanche et au sacrifice. « Tant qu’à vivre comme un mort, je me donne la mort pour vivre ! ». Ce discours, quoique absurde, a séduit bon nombre de nos jeunes, et continue, malheureusement, de le faire. M. Elmandjra explique, chiffres à l’appui, l’écart énorme entre les riches et les pauvres au Maroc : en 1956, 10% des gens les plus riches gagnaient 10 à 12 fois plus que les 50% les plus pauvres. Aujourd’hui, 5% des plus riches possèdent 30% de l’ensemble des richesses. Les chiffres parlent pour eux-mêmes…
La décolonisation culturelle est le défi majeur que l’ensemble des peuples arabes sont appelés à relever, dans l’espoir de vivre des lendemains meilleurs. Elle doit commencer, comme toute action, dans l’esprit de chaque citoyen. Et elle nécessite la présence de trois éléments : D’abord, le sens du beau, c’est-à-dire, avoir une certaine sensibilité pour la beauté là où elle se trouve. « Dieu est beau, et aime la beauté ». Ensuite, l’Amour, c’est-à-dire, se sentir impliqué dans la vie de son prochain, être tellement proche de lui qu’on arrive à sentir les crispations de son cœur. L’Amour doit être une prière pratiquée au quotidien. La Compassion qui en découle est le facteur qui assure les liens affectifs dans une société. Et enfin, la dignité. On ne le répétera jamais assez : la dignité de la personne humaine doit être le moyen et la fin de tout développement. Elle est caractéristique de l’humanité. Ainsi, un homme cesse d’être un être humain dés lors qu’il a perdu sa dignité. En se comportant autrement, il devient un salaud au sens Sartrien du terme. L’auteur finira en évoquant son emprisonnement à l’âge de 15 ans, après avoir manifesté son indignation lorsqu’un français, dans une piscine à Ifrane, traita les Arabes de « chiens ». Dés lors, quand il nous parle de dignité et de combat en faveur de la liberté, on croit en sa sincérité.
Notes :
(1) " L'humiliation à l'ère du méga-impérialisme ", Avant-Propos.
(2) " La décolonisation culturelle, un défi majeur pour le 21e siècle ", Introduction.
(3)- 1931-1994. Fondateur de l'Internationale Situationniste. Philosophe et penseur français de l'extrême gauche.
12 mai 2004