Le vote frontiste
« Le vote frontiste n'est pas une fatalité. Les partis courbent le dos, refusent la réalité »
Les électeurs du Front National ne sont pas tous des fascistes qui s'ignorent. Ils se sont tournés vers ces partis parce qu'ils n'ont pas trouvé dans le champ politique un espace pour s'exprimer. A force de nier la réalité sociale et la dégradation des conditions économiques, les partis traditionnels ont nourri le vote protestataire.
Spécialiste de l’électorat frontiste depuis 1993, Richard Lorent est licencié en sciences économiques et sociales (UCL). Militant politique et syndical, journaliste social, il vient de publier Extrême droite : le suffrage détourné (éd. Couleur livres), un livre iconoclaste qui nous rappelle combien le vote extrémiste « n’est pas une fatalité » et met la classe politique face à ses responsabilités.
Pourquoi cet intérêt pour l’électorat frontiste ?
Après le scrutin communal de 1995 à
En 2000, à la demande de l’USC de Farciennes cette fois, j’ai mené une enquête participante, sur le même thème. Après deux ans de recherche, mon rapport mettait le doigt sur les liens supposés entre certains milieux sociaux et le FN, sur le fonctionnement interne du PS, le clientélisme qui énerve les Farciennois, le ressentiment des couches populaires… Après ? Plus rien ! Pas d’infirmation aux militants ni de débat. C’est comme si on ne voulait pas savoir ! Comme si l’épisode frontiste n’était qu’un épiphénomène. La routine politique a repris rapidement ses droits. Depuis lors, je me pose sans cesse la même question ; qu’y a-t-il dans le suffrage frontiste qui effraie tant les politiques ?
Vous écrivez : « on ne combat pas un phénomène sans le comprendre. »
C’est primordial. Après les élections de 2004, le ministre de l’Intégration sociale Christian Dupont (PS) avait créé la surprise en annonçant, par voir de presse, son intention de confier une vaste enquête universitaire sur le vote d’extrême droite. Cette recherche n’a jamais vu le jour. L’aile libérale du gouvernement se serait opposée à une telle recherche. Je crois que l’on a peur de voir le réel. Peur d’admettre la grave crise de nos démocraties. Peur de devoir remettre en cause le système particratique et ses dérives.
Votre constat est sévère : les partis font fausse route ; ils sont englués dans leurs certitudes et leurs routines ; ils ont confisqué le débat démocratique.
Oui, je le pense. C’est ce qu’on appelle « le suffrage détourné ». Les partis sont devenus des forteresses imprenables. Et malgré une démocratisation interne formellement irréprochable, il y a encore une logique féodale, une absence d’ouverture et d’autocritique, un discours élitiste… La politique ne doit pas être aux mains d’un clergé intouchable. Elle doit s’ouvrir, être à l’écoute de la réalité sociale. Elle ne peut pas se contenter de minuscules espaces de paroles aménagés dans la perspective d’un scrutin. Elle doit arrêter de se calquer sur les modes de fonctionnement de l’économie de marché.
Vous dites : « La démocratie ne se protège nu par des dérobades, ni par des incantations, ni par la méthode Coué. »
Oui, c’est le cœur du problème. De quoi se nourrit le vote frontiste ? Principalement du déni, par les politiques, du ressentiment collectif, de la dégradation des conditions matérielles d’existence. Une frange de plus en plus grande de la population vit dans la précarité, la misère sociale, le manque de perspectives. Machiavel disait « gouverner, c’est faire croire ». Arrêtons ! La politique, c’est un métier difficile, de plus en plus. Les marges de manœuvre sont de plus en plus limitées. Les enjeux sont complexes. Il faut réhabiliter le politique, bien entendu. On a besoin de politique ! Mais en intégrant la dimension citoyenne, le secteur associatif, le monde syndical ; en abordant l’électeur non pas seulement comme un « client », mais comme un « acteur »... Je plaide pour davantage d’humilité dans le chef des partis politiques ; plus de discours où l’on a le courage de dire que la politique ne peut pas tout, qu’elle est parfois impuissante : moins de stratégies dilatoires, etc.
Revenons à l’électeur frontiste. Son comportement serait dicté par le défaut de proximité, le mécontentement, l’immaturité politique…
Oui. Dimanche, après le scrutin, j’entends déjà les commentaires convenus concernant le vote d’extrême droite, les « serments d’ivrogne », les discours moralisateurs. On va redire que l’électeur se trompe de colère, qu’il est dans l’erreur, qu’il est immature. C’est plus facile d’infantiliser que d’essayer de comprendre. Je ne dis pas que le vote protestataire, c’est bien ou acceptable… Je veux seulement qu’on entende ce qu’il y a derrière. Que nous disent ces électeurs ? « Voyez notre réalité sociale qui se dégrade ; arrêtez de nous prendre tous pour des fascistes ; moins d’arrogance, plus de compréhension et d’empathie, etc. » Le débat public s’appauvrit. On réduit la démocratie à trois minutes dans l’isoloir. On focalise sur les mandats publics, la course électorale. Les électeurs qui se sentent oubliés, mis à l’écart, l’ont bien compris. Ils utilisent le suffrage universel comme une arme pour protester, sanctionner, dire leur malaise. Il est grand temps de plancher sur ce suffrage détourné.
Propos recueillis par Hugues Dorzée
Interview parue dans Le Soir, quotidien francophone belge, édition du vendredi 6 octobre 2006, p.18
LORENT, Richard, Extrême droite : le suffrage détourné, Ed. Couleur livres, col. Voix livres, Bruxelles, 2006, 111p., 12 euros.
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