Monday, August 27, 2007

Damas et culture arabe

« Seuls les artistes ont pu échapper au conflit des civilisations »

Par Nathalie Galesne

C’est à croire qu’elle a plusieurs vies condensée en une. La nuit rivée à l’ordinateur, le jour sautant d’une réunion à l’autre, un sourire omniprésent sur son visage gracieux. Hanan Kassab Hassan a longtemps enseigné à l’université de Damas. On doit aussi à cette traductrice hors pair de nombreuses mises en scène et adaptations théâtrales. Depuis quelque mois, elle est directrice de l’Institut d’art dramatique de Damas et secrétaire générale de «Damas, capitale arabe de la culture pour 2008». De toute évidence, le gouvernement syrien compte sur cette jongleuse d’imaginaires, cette équilibriste des cultures arabe et européenne, pour promouvoir, sous le signe de la modernité, une des plus antiques villes du monde.

Très jeunes, tes relations avec l’Europe passent par la culture et les lettres, pourquoi t’es-tu tournée si tôt vers l’Europe?
Quand j'étais petite, j'étais un rat de bibliothèques. J'avalais tout ce qui me tombait entre les mains. Je lisais les classiques et les modernes arabes mais aussi Cervantès, Lorca, Stephan Zweig, et bien sûr l’Iliade et l'Odyssée. Une traduction arabe de Rimbaud m'a enchantée au point de décider de faire une fugue à l'âge de 17 ans comme lui. Je me rappelle bien de la voix mélodieuse de ma mère qui nous lisait les bouquins de la Comtesse de Ségur et celle de mon père nous récitait le Coran pour nous montrer la musicalité des versets mais qui nous traduisait aussi les légendes sous les dessins de Jean Effel qui a dessiné "La Création du Monde", et des passages du Carnet du Major Thompson!! De ce mélange un peu bizarre est sortie une culture humaniste qui mettait l'accent sur la diversité, l'amour de l'autre et le respect de l'œuvre bien faite quelle que soit son origine ou sa tendance. Mes parents, tous les deux communistes, appartenaient à cette génération de syriens imprégnée de tradition mais ouverte au modernisme et au désir de puiser à toute les sources pour avancer et pour se frayer une place dans le monde. C'est ainsi que j'ai grandi avec le sentiment d'appartenir à ce qui est bon dans le monde. Mes cercles d'identité se multipliaient sans se heurter. Je me sentais citoyenne du monde…
Plus tard, quand je devais faire mes études universitaires, mon père m'a conseillé de m'inscrire au département de littérature française pour élargir mes horizons. J'étais une élève de l'école publique et tous les étudiants de ce département étaient des bacheliers des écoles françaises qui maîtrisaient très bien la langue. J'étais donc obligée de travailler jour et nuit pour les dépasser et obtenir les meilleurs résultats, armée de cette sensibilité littéraire que me procuraient la lecture des traductions et du désir ardent d'obtenir les clefs du savoir en lisant les auteurs dans leurs langues originales. C'est ainsi que j'ai appris non seulement le français, mais aussi l'Anglais, l'Allemand et l'Espagnol. Il faut dire qu'à cette époque, l'image de l'Europe était très positive. C'était un modèle à suivre pour évoluer et construire le pays.

Bien que mariée avec deux enfants en bas âge, tu as fait toutes tes études en France, comment était perçue ta situation en Syrie et en France?
Je ne me suis jamais sentie comme une syrienne à Paris. Je me sentais chez moi à Damas comme rue Mouffetard à Paris. Je n'ai pas vécu mon départ en France comme une déchirure, mais comme une chance à ne pas rater, et je faisais l'aller- retour entre les deux pays sans aucune gêne. Mes enfants me manquaient, mais je les savais bien entourés, mon mari aussi. L'absence augmentait l'amour et allégeait le poids de la vie domestique et de la routine quotidienne. D'autre part, il faut dire que la situation était alors différente de ce qui se passe aujourd'hui. C'était les années soixante-dix. Le phénomène de l'exclusion n'était pas du tout concevable et la question du conflit entre deux mondes ou entre deux civilisations n'était pas encore posée. Au contraire, quand je disais aux gens que j'étais syrienne, il montraient plus de curiosité que de rejet.

Tu as traduit de nombreux textes, on te doit entre autres la première traduction de Jean Genet en arabe. Peut-on tout traduire d’une langue à l’autre, peux-t-on réellement avoir accès à l’imaginaire de l’autre?
Ce n'est pas toujours facile. Traduire c'est trahir, mais si on arrive à s'imprégner de la pensée de l'autre l'exercice devient passionnant. Il y a un très bon écrivain syrien qui a traduit Dostoievski en arabe. Il disait qu'il pensait à ce que dirait Dostoievski s'il était arabe, et c'est ainsi qu'il a fait une excellente traduction de la littérature russe. A mon avis il ne faut jamais traduire machinalement. Il faut aimer, bien connaître celui qu'on traduit, se mettre dans sa peau pour sortir une œuvre qui ne dévoile pas la traduction. Genet était un cas spécial. J'ai traduit Les Paravents après 5 ans de travail de thèse sur l'œuvre. Je connaissais la pièce presque par cœur, mais l'œuvre était en elle-même très difficile. L'aliénation des Arabes colonisés se manifestait dans leur langue fragile, dans les termes bizarres qu'ils employaient (ils parlaient français dans le texte mais sont supposés parler arabe), et le français des colons trahissait l'influence de la langue locale par une structure lourde et étrange. En plus il y avait la parodie de tout l'héritage littéraire de Péguy, de Mallarmée…et de la colonisation. Quand il écrit Les Paravents, Genet traduisait une confrontation entre deux imaginaires et utilisait les mots comme travestissement et c'était à moi de comprendre tout cela et de le communiquer au lecteur arabe. C'était un véritable défi…

Tu travailles depuis des années sur des projets euro-méditerranéens, comment décrirais-tu ces actions, quelles sont leur richesse, mais aussi leurs limites?
Je pense, qu'au fond, tous ces projets visaient initialement à promouvoir un sentiment d'appartenance méditerranéenne pour remplacer le nationalisme arabe très fort dans la région du Moyen-Orient depuis la fin du colonialisme. Cette appartenance aurait pu rapprocher les gens des deux rives car nous partageons vraiment une culture commune. Mais il y eut le 11 septembre qui a nourri une vision manichéiste du monde. Les gens maintenant se replient de plus en plus sur leurs identités respectives, et il devient de plus en plus difficile de les sortir de leur cloisonnement. Seuls les intellectuels et les artistes ont pu échapper au conflit des civilisations car ils sont préalablement armés de leur esprit ouvert et de leur désir de dialoguer. Les réseaux et les projets culturels ont encouragé la création d'un microcosme où les artistes se connaissent et travaillent souvent ensemble, mais le reste du monde? En dehors de ce cercle très étroit, notre monde est de plus en plus fragilisé par les conflits politiques et par le poids du fanatisme religieux qui sévit de part et d'autre.
Mais il faut dire aussi que les projets financés par l'Europe consacrent beaucoup d'argent à des manifestations ponctuels et à des événements qui laissent peu de traces après leur accomplissement. Il aurait été plus pertinent de créer des structures qui s'inscrivent dans la durée, et de consacrer plus d'argent à la mobilité des artistes. Nos jeunes sont isolés. Ils n'ont pas la possibilité de voyager, et l'obtention de visas devient presque impossible. Leur bagage visuel s'appauvrit de plus en plus, leur curiosité s'éteint, et leurs horizons se rétrécissent. Il est normal de voir cette frustration se traduire par le recours à la religion.

Concrètement quels sont les problèmes qui se posent lorsque l’on souhaite mettre en oeuvre des projets culturels avec l’Europe?
Il y a tout d'abord les dossiers très lourds à remplir et les conditions contraignantes qui empêchent les artistes de profiter des appels à proposition. Il faut être une association pour monter un projet et dans certains pays comme la Syrie, ce statut n'existait pas. C'est tout récemment que l'on commence à créer des structures associatives, mais le processus est très lent et on rate souvent beaucoup de possibilités à cause de cela.

Comment l’Europe est-elle perçue par les intellectuels et les créateurs syriens, et plus généralement par le citoyen syrien?
L'Europe était un modèle à suivre pour la génération de nos parents férus de modernisme. Cette image positive a été par la suite modérée par le retour au patrimoine qui, depuis les années 80, conduit le mouvement de l'art et de la pensée. S'ajoute à cela la situation politique très compliquée et les positions ambiguës de l'Europe dans les conflits actuels. Malgré tout, l'Europe reste pour l'homme de la rue la dernière ligne de défense contre l'hégémonie américaine, et dans ce sens là, elle garde quelque chose de positif.
Il faut dire aussi que le recul dans l'apprentissage des langues a joué son rôle. Il faut maîtriser le français ou l'anglais pour suivre ce qui se passe ailleurs, et ce n'est pas le cas pour la plupart des artistes et des intellectuels de la nouvelle génération. En même temps, la culture des pays du Golfe a joué son rôle et le pétrodollar qui finance les chaînes satellites, les restaurants de fast food, les malls, a fini par l'emporter.

Que signifie le mot “culture” pour les Européens? Que signifie le mot “culture” pour les Syriens?
Pour nous, le mot culture veut dire la production artistique et intellectuelle, l'art et la pensée, et c’est, dans ce sens, l'exclusivité des intellectuels. Malgré tout l'effort, resté théorique, de promouvoir une culture populaire, ce domaine n'intéresse pas du tout les gens essentiellement préoccupés par les problèmes du quotidien. Je pense que pour un Européen, le mot culture est entendu au sens large du terme, ce qui signifie le mode de vie, les pratiques religieuses, la gastronomie, la façon de s'habiller, etc.

Tu incarnes une des voix les plus indépendantes et les plus ouvertes de la Syrie, est-ce pour cela que le gouvernement syrien t’a choisi comme secrétaire générale de “Damas capitale arabe de la culture”, et n’est-ce pas contradictoire si l’on pense aux difficultés que peuvent parfois rencontrer les artistes syriens dans leur propre pays?
Ce choix s'inscrit dans le projet de réforme qui touche entre autre les mécanismes de l'action culturelle. Nous vivons une époque de transition avec tout ce que cela implique de contradictions, de difficultés et de perspectives. Contribuer positivement au changement me semble un devoir et une action politique qui s'inscrit dans la direction que j'ai toujours choisie. Les compétences qui me sont données en tant que secrétaire générale de cet événement me permettent de réaliser enfin le projet que j'élaborais depuis de longues années, celui d'aider les jeunes à s'exprimer, à produire, et à connaître ce qui se passe dans le monde. J'ai donc dit oui sans hésitation et j'en suis heureuse.

Tu as décidé de profiter de ces festivités pour tendre une autre image de Damas aux Européens - souvent influencés par des préjugés défavorables à son égard - quelle image et quel message souhaites-tu avant tout faire passer sur ta ville?
C'est l'image d'un pays qui a toujours été un lieu de rencontre et de création. Un pays ouvert à toutes les cultures où vivent ensemble sans se heurter les religions, les communautés, les ethnies et les peuples. Un pays où la culture est un mélange heureux de poésie arabe, de chants syriaques, de musique kurde, de danses Tcherkesses, de cuisine turque, de photos prises par les arméniens… C'est aussi l'image d'un pays où l'on peut se promener seul jusqu'à trois heures du matin sans la moindre inquiétude, et où il suffit de frapper à n'importe quelle porte pour que l'on soit invité à partager une tasse de café.

Quelles sont les grandes lignes de la programmation culturelle de “Damas capitale arabe de la culture” et quelles en sont les motivations?
En plus des axes traditionnels de la culture (théâtre, poésie, musique, cinéma, arts plastiques, colloques et publications), nous allons essayer de créer des événements culturels qui se déroulent dans les lieux de la vie quotidienne. Nous allons porter les événements culturels chez les gens dans leurs quartiers périphériques et leurs banlieues pour les inciter, eux qui se désintéressent de l'art, à admirer la création. L'atmosphère générale sera la fête, c'est pourquoi il y aura de la musique dans les jardins, de la poésie dans la rue, du théâtre dans les cafés et sur les places publiques. Cette tendance urbaine de l'art ne fait pas partie des habitudes de la ville, c'est pourquoi nous misons sur l'attraction des manifestations pour gagner un public plus large. Il y aura aussi des artistes invités du monde entier et des manifestations qui reflètent les expériences novatrices de l'art moderne. Nous négocions actuellement la possibilité de faire une exposition archéologique au Louvre et une exposition d'icônes et de manuscrits au Musée Cluny.
Il y aura aussi des résidences d'artistes, des ateliers de formation pour les enfants et pour les jeunes, des bourses de production pour le théâtre et le cinéma...Cette année donnera la chance à tous les jeunes artistes qui désirent s'exprimer, si la qualité du travail est bonne.

Qu’attends-tu de cette année de festivités?
De créer de nouvelles habitudes culturelles, de lancer des axes de réflexion, de réhabiliter des lieux alternatifs, de former des équipes de travail, et surtout, de promouvoir le tourisme culturel: les touristes viennent souvent visiter les souks et les quartiers de la vieille ville. Ils ne savent pas que nous avons aussi à Damas un Opéra très bien équipé, des Instituts de musique, de théâtre et de danse...

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